VICTOR DE LA FUENTE, 10 ans déjà !
Dix ans déjà que l’immense et talentueux dessinateur espagnol Victor de la FUENTE nous a quittés. Né en Espagne en 1927, il a eu un parcours professionnel diversifié qui l’a mené dans plusieurs pays avant de rejoindre l’Europe puis de s’installer en France en 1973 où il est décédé le 2 juillet 2010 dans sa maison du Mesnil Saint-Denis, une commune de la vallée de Chevreuse à mi-chemin entre Versailles et Rambouillet en région parisienne. Ce "géant" de la bande dessinée est à l’origine d’un travail immense qui n’a pourtant pas été apprécié ni reconnu à sa juste valeur. Peu ou pas connu du grand public, il est pourtant considéré comme le plus grand dessinateur espagnol réaliste de tous les temps. Il est toujours resté fidèle au noir et blanc dont il est certainement l’un des meilleurs spécialistes. Son dessin dont il assure lui-même l’encrage est incroyable de virtuosité, de spontanéité, de foisonnement et de justesse. Il est en outre un précurseur de l'heroic-fantasy en bandes-dessinée en Europe, en particulier avec la série inachevée Haggarth initialement parue dans la revue mensuelle "(À Suivre)" des éditions Casterman (et publiée sous forme d’intégrale en 2013 toujours chez Casterman).A lire ci-après la biographie (non exhaustive) de Victor de la Fuente ainsi qu’un article du dessinateur, illustrateur et caricaturiste espagnol Paco Nájera Ortega, fervent admirateur de l’auteur.
Né le 12 avril 1927 à Ardinasa de Llanes (Asturies), Victor de la Fuente est le frère aîné de José Luis de la Fuente dit "Chiqui" et de Ramón de la Fuente, également dessinateurs de bande dessinée.
Victor débute très jeune, en 1944, au studio graphique d’Adolfo Rubio à Madrid aux côtés de Lopez Blanco et José Laffond où il dessine des histoires pour la collection Rialto et pour divers magazines et publications jeunesse, notamment la revue "¡Zas!" (Ed. Brughera), le supplément "Maravillas" de la revue "Flechas y Pelayos" ou le magazine hebdomadaire de BD "Balalín".
À 18 ans, il émigre en Argentine à Buenos Aires avant de rejoindre le Chili où il travaille pour la maison d’édition Zig Zag à Santiago. Il réalise de très nombreuses couvertures de la revue El Peneca (qu’il rebaptisera même El Intrépido Peneca en 1957 après en avoir pris la direction). Il crée sa propre agence sous le nom de Zenith, grâce à laquelle il va pas mal voyager et croiser d’autres auteurs, notamment Alberto Breccia ou Hugo Pratt pour ne citer qu’eux.S’il travaille beaucoup pour la publicité et l’illustration, il n’abandonne toutefois pas la BD. Retravaillant son style, il dessine les premiers tomes d’une série Western "Poney Durango", prépubliée dans la revue El Peneca mais qu’il finit par céder à ses frères en Espagne. Il travaille brièvement à New York pour l’agence Dell Publishing ainsi que pour le marché britannique sur Tarzan Adventures.
A partir de 1959, il reprend sa collaboration avec l’Espagne (où il rentrera en 1960) via l’agence artistique de Josep Toutain, Selecciones Ilustradas, où il travaille principalement pour le marché britannique sur des récits de guerre (dont certains seront ensuite traduits aux éditions Arédit comme "Blackbow the Cheyenne" paru dans Rintintin en 1965 sous le titre "Flèche Noire"). Avec Victor Mora qu’il rencontre en 1967, il crée la série western "Sunday" publiée dans plusieurs quotidiens et magazines hebdomadaires puis éditée en albums chez Hachette en 1975 (les derniers épisodes ont été dessinés par Ramón de la Fuente, le frère de Victor).
C’est au début des années 70 qu’il scénarise, dessine et colorise "Haxtur" (publié en Espagne à partir de 1971 dans la revue Trinca (Doncel Editorial) et en France par Dargaud en 1972-73), et "Mathai-Dor" (publié en Espagne dans la revue Trinca en 1972 puis réédité dans la revue Bumerang en 1978 et publié en France où Victor est venu s’installer en 1973 par les éditions Hachette en 1974). Ces deux séries de science-fiction et fantastique sont largement précurseurs du genre "heroic fantasy" en Europe. Le succès de ces titres, notamment Haxtur dont la réédition en deux albums lui a valu en 1972 le prix spécial BD lors du premier festival Eurocon organisé à Trieste en Italie par la toute jeune European Science Fiction Society (constituée de professionnels et fans engagés à promouvoir la science-fiction en Europe et la science-fiction européenne dans le monde) lui a ouvert les portes de l’Amérique pour les magazines des éditions Warren, Creepy et Eerie, et le magazine Epic Illustrated publié par Marvel Comics.En 1973-74, c’est contraint et forcé qu’il accepte un travail alimentaire, l’illustration du western érotique "Mortimer", en format poche et quadrichromie puis noir et blanc, publié en Italie chez Ediperiodici et en France chez Elvifrance. Cette série lui vaudra toutefois le prix "Il colore nel fumetto" au festival "Tre giornate del fumetto e dell'illustrazione" de Gênes en 1973. Et en 1974, il reçoit le Prix du dessinateur étranger lors de la première édition du Festival d’Angoulême. En 1975-76, il publie chez Hachette en auteur complet deux tomes de la série "Amargo", également sortie en Espagne dans la revue Bumerang (Nueva Frontera Ed.), avant de se brouiller avec sa maison d’édition. On le retrouve ensuite sur plusieurs tomes de la collection Larousse "Histoire de France en bandes dessinées" aux côtés de Julio Ribera, Eduardo Coelho, Maurillo Manara, Raymond Poïvet, etc., et sur ceux de la série "Découvrir la Bible" aux côtés d’autres dessinateurs comme Pierre Frisano, Paolo Serpieri, Carlo Marcello ou José Bielsa.L’année 1978 coïncide avec la première apparition du personnage emblématique de Haggarth qu’il dessine pour alimenter la nouvelle revue mensuelle "(À Suivre)" des éditions Casterman, un récit qu’il a adoré dessiner et avec lequel il s’est senti totalement à l’aise. De 1979 à 1996 d’abord avec Jean-Michel Charlier puis Guy Vidal au scénario, il illustre la série western "Les Gringos", d’abord publiée chez Fleurus, puis Alpen et enfin chez Dargaud (à noter que les quatre derniers tomes sont restés inédits en Espagne jusqu’en 2014, année de la parution d’une intégrale chez l’éditeur Ponen Mon).Durant les années 1980, Victor de la Fuente collabore avec Victor Mora pour de nombreux grands magazines français, dont Pilote, l’Écho des Savanes, Okapi, Tintin et Pif Gadget. On lui doit ainsi dans Pilote plusieurs histoires courtes et "Les Anges d’acier", série qui sera ensuite publiée chez Dargaud à partir de 1984, le one shot "Cœur de fer" paru dans le magazine Okapi puis édité chez Bayard en 1985, le one shot "La Sibérienne" publié dans l’Écho des Savanes puis chez Albin Michel en 1986, l’unique tome de "Francis Falko" avec François Corteggiani en 1987 paru chez Novedi. C’est à la fin de cette décennie que Victor de la Fuente, d’origine asturienne, reçoit plusieurs récompenses dites Prix Haxtur en hommage au célèbre personnage qu’il a créé, décernés par le Salon international de la BD de la Principauté des Asturies.Parallèlement, Victor de la Fuente réalise pour le marché français les illustrations d’albums consacrés à des personnages politique (Charles de Gaulle en 1977), historique (Molière en 1989) ou religieux (Bernard de Clairvaux et Un sourire dans la Grotte en 1990, Claire d’Assise en 1991, Josué de Nazareth renommé Le Fils de la Vierge avec le scénariste Patrick Cothias en 1998-99 abandonné après deux tomes), le récit d’aventure Aliot avec Alejandro Jodorowsky également abandonné. Il travaille également pour le marché italien auprès de Sergio Bonelli sur la célèbre série Tex, notamment en 1992 sur un album N&B de la série spéciale Texone de 240 pages intitulé Fiamme sull’Arizona, également publié en espagnol sous le titre Llamas sobre Arizona en 2010 chez Aleta Ediciones et en français sous le titre Flammes sur l’Arizona d‘abord chez Semic en 2000 puis réédité chez Clair de Lune en 2013 (à noter que Jordi Bernet et Alfonso Font ont également dessiné d’autres tomes de cette série spéciale Tex).On le voit, Victor de la Fuente a énormément travaillé sur un très grand nombre d’histoires ou de projets, parfois (voire souvent) inachevés et qui, bien qu’ayant été publiés dans plusieurs pays, sont demeurés peu connus du grand public et sur lesquels Victor de la Fuente a très peu ou rien gagné. Dans le même temps, tous ces travaux ont largement contribué à asseoir sa réputation de grand maître du noir et blanc, un talent salué et reconnu de son vivant par ses pairs.Victor de la Fuente fait partie de ces nombreux dessinateurs espagnols ayant travaillé pour le marché franco-belge, le plus rentable pour eux comme l’a souligné Juanjo Guarnido lors de son interview Créabulles au Centre belge de la BD à Bruxelles le 3 juin 2020 (cliquez ici), et qui se sont fait connaître en plusieurs vagues successives : d’abord Alfonso Font, Carlos Gimenez, Jordi Bernet et bien d’autres, puis Julio Ribera, Antonio Parras, Victor de la Fuente, etc., ensuite la vague Miguelanxo Prado, Rubén Pellejero, Daniel Torres, Ana Mirallès, etc., puis José Luis Munuera, Sergio Garcia, Juanjo Guarnido, etc. et plus récemment toute une pléiade d’auteurs parmi lesquels Josep Homs, Jordi Lafèbre, Raule & Roger, Jaime Calderón et tant d’autres.Victor de la Fuente a été honoré à maintes reprises pour divers aspects de sa carrière :
- 1972 : Prix spécial BD lors du premier festival Eurocon organisé à Trieste en Italie par la toute jeune European Science Fiction Society
- 1973 : Prix "Il colore nel fumetto" au festival "Tre giornate del fumetto e dell'illustrazione" de Gênes
- 1974 : Prix du dessinateur étranger au festival d'Angoulême (1ère édition)
- 1980 : Prix Yellow-Kid spécial, au Festival de bande dessinée de Lucques (Lucca Comics & Games)- 1987 : Prix Haxtur (en hommage au personnage de sa série) "de l'auteur que nous aimons" pour l'ensemble de sa carrière au Salón Internacional del Cómic del Principado de Asturias
- 1989 : Prix Haxtur de la meilleure histoire courte pour "La Rose d'Abyssinie", tome 3 de sa série "Les Anges d'acier" avec Victor Mora paru dans la revue Gran Aventurero N°1 en mai 1989 au Salón Internacional del Cómic del Principado de Asturias
- 2003 : Prix OSO du festival BD de Madrid récompensant "le travail d’une vie pour la BD"
- 2006 : Grand Prix du Salon international de la BD de Barcelone.Quelques livres hommage ont été publiés mais apparemment seulement en Espagne :- en 1982, "Victor de la Fuente", numéro 5 de la collection "Cuando el comic es arte" chez Toutain Editor
- en 2003, "Víctor de la Fuente, Homenaje" par Félix Velasco Fargas publié par Recerca Editorial, Black & White et Al Margen.
- en 2003, "De la Fuente Saga", écrit et édité par Faustino Rodríguez Arbesú, dédié aux trois frères dessinateurs asturiens
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Paco Nájera Ortega nous en dit plus
En complément, Créabulles vous propose la traduction d’un texte hommage écrit par le dessinateur, illustrateur et caricaturiste Paco Nájera Ortega qui est un grand admirateur de Victor de la Fuente et de son art (version originale espagnole disponible sur le site Créabulles ici, mais aussi sur son blog).
« L’aîné de trois frères, également dessinateurs, Víctor de la Fuente a consacré l'essentiel de sa vie à cet art difficile. Je dis bien art, en dépit des scrupules de certaines personnes par rapport à ce mot. En tout cas, il s’agit bien ici d’art.Le travail et la carrière de Victor de la Fuente ont fait l’objet de plusieurs études et écrits. Aussi, je ne révèlerai rien en disant qu’il m’est difficile de penser à quelqu’un d’autre que lui qui soit autant lié à la bande dessinée. En réalité, on ne prend aucun risque à parler de Victor comme étant l’un des grands auteurs de BD. Et que ce soit clair, je ne parle pas du marché espagnol ni français et je ne me limite pas non plus à une époque précise. Je peux même me permettre d’aller plus loin en affirmant une nouvelle fois que si ce pays a sans aucun doute donné au monde de grands dessinateurs de BD, d’après moi je le répète, il y en a deux qui se démarquent nettement : Carlos Giménez et Víctor de la Fuente. On a dit beaucoup de bien de Carlos. Ici comme à l’étranger. À coup sûr, il le mérite. Mais on n’a pas autant parlé de Victor. Du moins ici, dans son pays d'origine. Pourquoi ? Je ne me l’explique pas. Face à ces questions et interrogations, il est très difficile de comprendre la raison pour laquelle les éditeurs nationaux ne se battent pas pour avoir l'honneur de publier son œuvre. Une œuvre qui, pour l’essentiel, reste inédite en Espagne.Je confirme cet état de fait et ne pense pas être le seul à le regretter.Pour développer mon point de vue, permettez-moi de vous dire que contempler une case, une page de Victor est toujours une cure d’humilité pour moi, en plus du véritable plaisir que cela procure. Victor ne réalise pas un dessin soigné et méticuleux, sans bordures. Non. Son trait est lâche, ferme, assuré, voire même un peu rude. Tout comme son encrage. Toutefois, c’est lorsqu’il est vu dans son ensemble que ce style impressionniste acquiert toute sa beauté, toute sa splendeur. Le personnage, le fond, l'ombrage – peu importe ce dont on parle - y apparaît avec une telle force et d’une manière si équilibrée que, du moins en ce qui me concerne, je mentirais si je qualifiais de "saine" la jalousie qu’il suscite en moi. En outre, son dessin semble réalisé avec facilité, sans effort. Nombreux sont ceux qui estiment que c’est effectivement le casMais poursuivons. Que dire de la façon dont il donne du mouvement aux personnages ? Même lorsqu’ils sont représentés dans des attitudes statiques, ceux-ci semblent être dépeints à l’instant précis qui suit ou précède quelque chose. D'où ce dynamisme endiablé et ce rythme cinématographique qui imprègnent ses pages. Et que dire de ses décors de fond ... ce sont des personnages supplémentaires à part entière, il n’y a rien de superflu ni de rigide. En utilisant des hachures croisées, il parvient à atteindre cette profondeur de champ aussi personnelle qu'inimitable.Pour résumer, la puissance de son style graphique et narratif repose en majeure partie sur la justesse de ses cadrages, sur l’utilisation d’ellipses forcées, sur cette économie de lignes qui donnent à ses pages une apparente simplicité. C’est là que s’exprime une partie de son magnétisme, une autre restant cachée et discrète à mes yeux. Il doit sûrement en être ainsi. Loin de moi l’idée de disséquer le génie créateur du maître, à la recherche de son secret. Je prends du plaisir et me délecte à contempler ses cases et toutes ces fresques qui transpirent la vie, le mouvement, l'émotion ... en atteignant des sommets, difficiles à égaler, dans la reconstitution des ambiances historiques ou dans le genre western si cher à Victor. L’Ouest qu’il dessine a le style épique du maître John Ford, la rugosité du meilleur Sergio Leone, l’aspect sensible et crépusculaire d’un film de Sam Peckinpah, et tout cela et plus encore est passé au tamis de son talent et nous apparaît, une fois de plus, lointain et familier, crédible. Si beaucoup ont travaillé ce genre, peu ont su en extraire ce jus poétique et existentiel associé à la "Frontière".Si le défi que nous avons tous à relever dans cette profession est de rendre le récit crédible, d'intéresser le lecteur et de le toucher avec des moyens aussi limités et artisanaux que de l'encre sur du papier, on peut dire de Victor qu’il a globalement réussi à le faire tout au long de sa carrière.Pour conclure, Victor n'est pas seulement un bon dessinateur, c'est un génie de la bande dessinée. Un luxe pour ce pays qui n'a pas voulu ou su le reconnaître.
J’adresse mon salut toujours ému et empreint de révérence au maître. Merci Victor. »Sanz Diaz Juan, Fracas Patrick y Paco Najera Ortega
Date de dernière mise à jour : 07/08/2020
Commentaires
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- 1. Huteau Thomas Le 03/04/2021
Bonjour,
Je profite de votre hommage pour vous en féliciter, ainsi que pour vous poser une question:
Savez-vous si cette histoire: "la vie de Saint Jean-Eudes en bande dessinée", parue aux éditions du Rameaux en 1985 et dont on peu lire un extrait sur le site des eudiste.com, est de la main de V. De La Fuente? Ils n'ont pas su répondre.
Cordialement,
Thomas Huteau
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