INTERVIEW PHIL BRIONES
Dans le monde de la BD (franco-belge et comics US), Philippe "Phil" BRIONES, est un auteur connu et reconnu, une valeur sûre diraient certains, comme en atteste sa (déjà) longue biographie/carrière ci-dessous, même si sa notoriété est à son image, discrète et réservée. Depuis peu, il a quitté le sud de la France pour partir s’installer en Californie, près du cœur névralgique de DC Comics à Burbank. C’est de là qu’il a bien voulu répondre à nos questions dans la longue interview qu’il a accordée en exclusivité à Juan.
Quel a été ton premier contact avec la bande dessinée (lecture, dessin, etc.), aussi loin que tu puisses te rappeler ? Quelles ont été tes premières passions en matière de BD et/ou de comics ?
Je devais avoir 6-7 ans quand j’ai eu Astérix entre les mains, "Astérix en Corse". Puis j’ai reçu un album de Goldorak dont j’ai reproduit fidèlement plusieurs pages en couleur. Je devais avoir 7-8 ans. Mais la BD qui a éveillé ma vocation fut un comics, "Batman vs Hulk", dessiné par José Garcia Lopez. En vérité, je voulais déjà devenir Batman. (rires) Puis il y a eu, un peu plus tard, Byrne sur les "X-Men"…. Tout a basculé.
Peux-tu nous parler brièvement de tes débuts ? Quelle a été ta plus grande influence artistique ? Ta manière de dessiner a-t-elle évolué suite à cette découverte ?
Je m’intéressais à tout type d’artiste et de graphisme. Tout ce qui pouvait me faire découvrir ou apprendre quelque chose de nouveau. Adolescent, vous êtes encore une éponge du monde qui vous entoure (perso, j’ai jamais cessé de l’être). Le comics a été très important dans cette période parce que j’avais accès à une foule d’auteurs incroyables pour pas trop cher. Et le manga est arrivé avec Akira.
Mes influences sont nombreuses. Très nombreuses. Je pourrais te citer entre autres: John Byrne, John Buscema, Barry Windsor Smith, Frank miller, Arthur Adams, Alan Davis, etc... Tous les mois, toutes les semaines, je dessinais d’une façon différente. Je ne pouvais pas me décider sur le style qui me plaisait le plus et qui allait me donner une direction graphique à développer. Je savais que je pouvais tout faire alors… C’est comme quand tu aimes plein de gâteaux différents et qu’on te demande d’en choisir un seul. T’es sûr que le lendemain, tu y retourneras pour en prendre un autre différent. Et bien voilà. J’ai passé des années devant une vitrine de comics et de styles graphiques différents sans savoir me décider. Je voulais faire du celui-ci puis du celui-là… puis quand on m’a demandé pourquoi je ne faisais pas du Briones, j’ai dit: c’est qui celui-là ? Il a publié ? Non. Face à tous ces artistes, comment pouvais-je exister sans avoir une légitimité ? Heureusement, j’ai eu 10 ans de Disney pour me laisser du temps pour mûrir et prendre confiance en moi. Après je me suis orienté vers un style assez réaliste, un peu à défaut, ou par défaut.
Tu as travaillé chez Disney pendant une assez longue période. Quel bénéfice en as-tu retiré ?
Comme je le disais plus haut, j’ai pu me construire une légitimité professionnelle de haut niveau pour me permettre d’oser prétendre à devenir dessinateur de comics. Mais bon, de Tarzan à Spider-Man en passant par Kuzco ou Hercule ou encore Dingo, y’a quand même un monde. Disney m’a aussi apporté de la rigueur et forgé en tant que professionnel. Je suis devenu Superviseur sur Tarzan et ai dirigé jusqu’à 40 artistes à seulement 26 ans. Je travaillais très dur pour obtenir ce que je souhaitais de Disney. Puis, j’ai envoyé mon dossier à Soleil et Delcourt. Deux maisons d’éditions que j’ai choisies en fonction de leur catalogue et leur jeunesse (à l’époque). Je ne souhaitais pas faire de la BD franco-belge traditionnelle, puisqu’à terme je voulais rejoindre les bancs des "Comic book artists".
Ta carrière ayant commencé dans le franco-belge (en 2002), que peux-tu nous dire de tes expériences principalement chez Soleil (ex: "Les Seigneurs d’Agartha", "La Geste des Chevaliers Dragons" et ensuite "Kookabura Universe") mais aussi Delcourt pour le tome 18 de la série "Sept" (Sept Héros) ? Penses-tu retravailler avec eux un jour ?
J’ai fait près de 15 albums en franco-belge (dont deux ne sont jamais parus). Ces albums m’ont été très utiles pour expérimenter sur le plan graphique, apprendre et tester des techniques tant de réalisation que de narration. Eh oui, parce que la BD, c’est pas juste une question de style graphique (faire de jolis dessins). Tu acquiers aussi un style narratif. C’est important que les lecteurs puissent bien te lire et faire l’expérience la plus satisfaisante de l’histoire. Chez Soleil, c’était vraiment bien dans les premières années. Avant que je parte travailler pour Marvel. Il y avait une belle émulation et un enthousiasme jeune et frais indispensable pour la créativité. J’étais sur la "Geste des Chevaliers Dragons" T4 quand j’ai fait mon dossier pour Marvel. C’était en 2005. Mes albums marchaient bien en France. Je travaillais sur des séries à succès qui me procuraient une belle visibilité. Je faisais, au passage, parti de ces artistes qui acceptent de travailler sur des univers créés par d’autres. Venant de l’animation, je n’avais pas un problème avec ça. Au contraire. Je me percevais plus comme un professionnel de la BD plutôt qu’auteur. Il fallait juste que le projet m’enthousiasme assez. Ce qui est toujours le cas. Je ne suis pas un besogneux pour autant. Je veux dire que je dois être touché par les personnages et ce qui leur arrive pour avoir envie d’illustrer au mieux leur aventure en me levant chaque jour. L’enthousiasme est l’essence indispensable à l’inspiration et à la créativité.
Dans tes travaux, tu utilises des styles différents. Est-ce la simple réponse à une demande du scénariste ou de la direction éditoriale ou bien est-ce un choix purement personnel ? Cette capacité à aborder des styles différents a-t-elle contribué à t’ouvrir le marché du comics américains ? Sinon, comment as-tu rejoint le comics américain ?
Les différents styles que j’ai adoptés étaient ma seule décision. Ça durait le temps d’un album. Comme je me lasse facilement si je reste trop longtemps sur un album, le temps court s’est imposé. Heureusement que je dessine vite. (rire) Pour un album franco-belge, passé un délai de 4 mois, je commence à sérieusement m’ennuyer. C’est pourquoi, le temps court du comics mensuel est parfait pour moi. Un comics qui dépasse les 4 semaines à faire m’ennuie. Cette capacité à modifier mon style est utile pour moi pour me renouveler et maintenir un enthousiasme comme si c’était mon premier bouquin. Aujourd’hui, je garde la même base graphique mais je change l’habillage comme si j’invitais différents encreurs à ma table. Mais petit à petit, à force d’alterner, même subtilement avec différents styles d’encrage, il y a quelque chose qui émerge et qui à mes yeux doit être quelque chose qui se rapproche de qui je suis. J’ai rejoint Marvel en 2006 pendant la Geste T4, j’ai eu un trou dans mon planning et j’ai utilisé ce temps pour préparer un portfolio. J’ai senti impérieusement que c’était le moment pour moi. Les astres m’étaient favorables de nouveau. Quand j’ai eu fini mon dossier, j’ai fait savoir autour de moi que j’étais en recherche de contact à New York. J’ai appelé Olivier Coipel entre autres et le bouche à oreille a fonctionné. J’ai reçu un e-mail d’Olivier Jalabert (directeur du label Glénat Comics actuellement) et de Jean-David Morvan (scénariste), me proposant de prendre en charge mon dossier comme ils se rendaient à New York discuter avec Joe Quesada. Mon sang n’a fait qu’un tour. (rire) Ils m’ont été d’un grand secours pour mettre le pied à l’étrier. Mon travail et mon expérience ont fait le reste. Le marché américain s’est ouvert pour moi parce que mon style correspondait à ce que les éditeurs voulaient. Mes codes étaient ceux du comics depuis toujours. On le disait assez en France dès qu’on parlait de mes albums bien que je m’adaptais pour les albums franco-belges, surtout pour la narration et la construction des plans.
Quelles sont à tes yeux les principales différences entre le travail pour le marché franco-belge et celui du comics ?
La rapidité d’adaptation. Dans le comics, tu dois absorber un max d’info en 24 heures avant de commencer tes storyboards, entre le scénario et l’univers des personnages, les designs, la création de nouveaux environnements ou props., la documentation. En France, c’est le temps long qui est privilégié. C’est la même façon de travailler, sauf que ç’est plus rapide dans le comics.
À la fin de l’année 2017, tu as pu concrétiser ton rêve de t’installer aux États-Unis. Sur quelle série travailles-tu actuellement ? Quels sont tes projets dans l’immédiat et as-tu des projets déjà signés à (plus) long terme ? Sinon sur quel personnage aimerais-tu travailler ? Avec quel(s) scénariste(s) ?
Je viens de finir l’épisode 41 (US) de "Justice League of America" et un "Batman Detective Comics" (974 US). On vient de me proposer "Wonder Woman" que j’ai refusé par manque de temps. Je travaille déjà sur les personnages sur lesquels j’aimerais travailler. Allez, ce serait cool de travailler sur les "Jeunes Titans" et "Supersons".
En Europe, ton fantastique travail dans le comics t’a permis de travailler avec l’un des plus grands scénaristes américains, Chris Claremont, sur la série "Wanderers". Mais ce titre n’a pas vraiment trouvé son public. Comment l’expliques-tu ?
C’est mon travail sur "La Geste des Chevaliers Dragons" qui a attiré Chris Claremont de passage à Angoulême. J’avais eu la proposition avant de commencer à travailler pour Marvel. L’absence de succès est due au format qui ne convenait pas à Chris, habitué au format étiré et périodique du comics, et aux problèmes éditoriaux qui ont fortement impacté le bon déroulement de la production de ce tome. Il était annoncé une première fois avec un preview, mais la version finale a mis du temps à venir. Mon travail aussi a été très impacté par une mauvaise communication et j’ai fini par en avoir assez. Je retravaillais sur les "X-Men" quand j’ai terminé cet album. Cette série aurait dû paraître aux USA en premier avec un rythme mensuel et dans le format traditionnel du comics. On aurait pu raconter tellement plus de cette façon. C’est la manie française de toujours vouloir imposer son modèle unique à tout le monde ! Ils savent que ça ne marche pas ou plus, mais ils s’entêtent. On a fait un deuxième album de Wanderers qui n’est jamais paru.
Tu es connu pour être très rapide et fiable dans le milieu avec un niveau de qualité constant et riche de détails. De plus, contrairement à la majorité de tes confrères du comics, tu fais tout toi-même, crayonné et encrage. Est-ce pour garder le contrôle sur ton travail ou est-ce une démarche naturelle de ta part ?
Venant du franco-belge, il était naturel de m’encrer. Je n’aimais pas beaucoup voir d’autres personnes interférer sur le résultat de mes propres dessins, surtout quand c’était fait à la va-vite pour générer un peu plus d’argent. Quand vous êtes un artiste débutant aux US, votre susceptibilité est très peu prise en compte. Et débutant, vous le restez assez longtemps, tant que vous tombez sur des éditeurs qui ne vous connaissent toujours pas. (rire) Au bout de quelque temps, j’ai fait la preuve que je rendais de meilleures pages quand je m’encrais moi-même et que je pouvais continuer à tenir mes délais. Mais j’ai parfois dû me fâcher avec quelques éditeurs… (rire) Aujourd’hui, la question ne se pose plus, tant chez Marvel que DC Comics.
Compte tenu de cette rapidité, comment gères-tu les échanges avec l’éditeur et le scénariste et as-tu parfois des corrections à faire ?
Je travaille de concert avec les éditeurs et assistants éditeurs et scénaristes et coloristes. Je travaille par bloc de 10 pages. Pendant que je finis les dix suivantes au crayonné, je reçois des éditeurs et des scénaristes les souhaits et ajustements à produire sur les dix premières. Puis, quand j’ai fini tous mes crayonnés, je passe à l’encrage et c’est à ce moment-là que je fais tous les ajustements ou... pas si je trouve que ce n’est pas nécessaire, mais après en avoir discuté avec mes collègues. De nouveau, j’envoie par groupe de 7-10 pages pour le coloriste. Tout cela me permet de concentrer les interventions de chacun. Je n’ai pas besoin de les entendre tous les jours pour faire mon boulot. (rire) Et je suis suffisamment rapide et fiable pour qu’ils me laissent travailler comme je veux. Ce sont eux qui s’adaptent le plus souvent.
D’une manière plus générale, pour avoir une idée plus concrète de ta vitesse de travail, quel est ton rythme de production ?
Je fais un épisode en 4 semaines (dessin et encrage), sereinement. Mais le plus souvent on me demande de travailler entre 2 et 3 semaines par épisode. Ce qui est très court pour faire le dessin et l’encrage. Il m’est arrivé de faire deux épisodes par mois ("Suicide Squad"), soit 40 pages. Je peux faire jusqu’à trois pages en une journée, comme les dernières pages de notre run sur "Aquaman". Les éditeurs s’étaient trompés dans la version du scénario envoyé à Scot Eaton et ils m’ont demandé de refaire les trois dernières pages du dernier arc 24 heures avant que le bouquin parte à l’imprimerie. Je ne savais pas de quoi ça parlait, je n’avais pas travaillé sur cet arc. Il m’a fallu penser très vite.
T’es-t-il déjà arrivé de paniquer à cause des deadlines de plus en plus courtes qui sont imposées aux auteurs par les maisons d’édition ?
Non. J’ai toujours une légère appréhension quand on m’annonce des délais très courts, mais je ne panique pas. Je n’ai jamais été en retard sur mes délais. (rire) Je fais le calme en moi et je visualise l’épisode terminé à la date demandée et je remercie. Après je lâche prise là-dessus et je m’attelle à ma tâche, consciencieusement, confiant. Je vérifie une ou deux fois que je reste dans les clous, mais mon mental n’est pas un bon gestionnaire. (rire) Par exemple, il ne peut pas comprendre qu’un jour je fais une page et que le lendemain, j’en fais trois. C’est frustrant pour lui. Il a besoin d’une moyenne. Et c’est là qu’il peut paniquer et vous coller la pression. D’ailleurs, c’est ce que font les éditeurs ! (rire) Ceux qui n’ont pas l’habitude de travailler avec moi s’inquiètent souvent sur la fin. Ils pensent que je ne finirai pas à temps. Et puis je termine en avance. On nous a très tôt habituer à penser en termes de moyenne sur tout. Et les moyennes, nous en avons fait des lois, des constantes, des croyances C’est ridicule et limitant. J’aime entraîner mon cerveau à remettre en question ses croyances. J’en ai fait un mode de vie. Ma vie me semble plus merveilleuse, magique, miraculeuse ainsi. Je suis un adepte des nouvelles sciences. Les sciences matérialistes traditionnelles sont dépassées et bourrées de croyances et de mensonges. Cette pseudo science pour les nuls qu’on vous enseigne en roman photo à l’école. C ‘est une vraie chienlit ! Il est primordial de gérer son temps de travail et de préserver des temps de récupération, ou de travail moins intensif pour éviter l’épuisement et le burn-out. Il faut se respecter. "Qui veut aller loin, ménage sa monture." Est-ce que nous demandons à un athlète olympique de battre son propre record tous les jours? C’est une question que m’a posée une personne d’estime quand je travaillais chez Disney sur Tarzan et que j’étais en compétition constante avec moi-même. Je voulais battre mes propres records de vitesse d’une semaine sur l’autre tout en gardant une qualité optimale. Je voulais connaître mes limites. C’est mon corps qui m’a rappelé les siennes, bien que je l’entraînais aussi. Si mon esprit pouvait s’aiguiser, aller toujours plus loin, viser toujours plus haut, mon corps, lui, s’épuisait. Et en décélérant, je me suis rendu compte que je lui laissais le temps d’intégrer de nouvelles connaissances et que j’étais encore plus performant quand j’accélérais de nouveau. J’ai expérimenté que pour aller vite il fallait ralentir. (rire) C’est ce que nous enseignent tous les grands sages depuis toujours. (rire) Je suis d’ailleurs en apparence quelqu’un de calme et lent. Quand j’étais enfant, mes parents me pensaient lent. C’était tout l’inverse. J’en ai beaucoup joué pour obtenir des clémences quand je n’avais aucun intérêt et enthousiasme à faire mes devoirs ou que je ramenais de mauvaises notes Haha !! J’ai l’air de professer et je m’en excuse. Je m’adresse aussi aux jeunes artistes qui pourraient lire cette interview et qui, je pense comprendront très bien ce que je veux dire.
Évoquons à présent un sujet sensible et qui peut parfois fâcher, le "fill-in" (en français le remplacement d’un artiste par un autre pour permettre de respecter les délais de parution). Lorsque tu travailles sur une série, "Aquaman" par exemple sur laquelle tu réalises de superbes illustrations, et que tu es "réquisitionné" pour illustrer une autre série (comme "JLA"), quelle est ta manière d’aborder ce nouveau travail (mise en pages, personnages, etc.) ? As-tu du temps pour en discuter avec le scénariste ? As-tu la possibilité compte tenu de l’urgence d’entreprendre un travail d’investigation ? As-tu le temps de te documenter ? As-tu le temps de mener des recherches sur les travaux réalisés précédemment par d’autres artistes ? As-tu le temps de te renseigner sur l’importance que le(s) scénariste(s) compte(nt) donner à tel ou tel personnage dans la série, etc. ? Reçois-tu le script en entier ?
J’ai déjà répondu à la plupart de ces questions. Pourquoi recevrais-je qu’une partie du script ? C’est chez Marvel que je faisais le plus de "fill-in" au sens strict entre mes propres mini-séries. C’est-à-dire que je faisais une partie d’un épisode. C’était sur les "X-Men". J’aimais bien cet éditeur, mais il était un mauvais gestionnaire de temps. J’en ai eu assez d’être juste le dessinateur qui sauve les délais et j’ai stoppé avec Marvel. Chez DC Comics, quand vous donnez un coup de main c’est tout l’épisode que vous recevez. Ils n’aiment pas découper les épisodes. Ça arrive mais s’ils peuvent l’éviter... Mais ce n’est pas parce que vous êtes un artiste en soutien que vous avez forcément peu de temps. Aujourd’hui, très peu d’artistes font une série tout seul. Ça ne t’a pas échappé quand même. Encore moins les séries qui paraissent deux fois par mois. Les éditeurs constituent une équipe d’artistes. Comme sur "Aquaman" par exemple. On était trois artistes sur les 24 épisodes. Brad Walker était l’artiste vedette. Scot et moi faisions la plupart des épisodes. Pourtant, on parlait de nous comme les artistes en soutien de Brad. Aberrant. Bon, au fur et à mesure, les choses ont évolué. Sur "JLA", c’est un peu différent. Je viens en soutien. Comme sur "Batman". Mais aussi parce que les éditeurs et les scénaristes aiment bien travailler avec moi. (rire)
En ta qualité d’artiste travaillant sur de grandes séries à succès et n’ayant donc plus à se soucier de sa renommée, que penses-tu précisément de ce travail d’artiste "fill-in" qui semble être devenu la règle générale dans le comics américain ? Quel effet cela fait-il de travailler avec plusieurs scénaristes ?
Cela n’a aucune importance de travailler avec plusieurs scénaristes, coloristes ou éditeurs. C’est une question d’adaptabilité. Et puis ça n’arrive pas en même temps. (rire) Evidemment, j’ai mes préférences. Mais comme dit un proverbe chinois, "si tu ne peux rien changer à la situation alors adapte-toi". J’aime bien que mon travail soit apprécié, comme tous les artistes, maintenant ma "renommée" est pour moi quelque chose qui m’intéresse peu, voire pas du tout. Ce qui m’importe, c’est de dessiner et de continuer à faire ce que j’aime depuis tout petit. Artiste fill-in ? En tant que lecteur de comics que je suis toujours, je préfère voir le même artiste que j’aime le plus longtemps possible sur la série et sans trop d’interruption. Mais la réalité est tout autre quand on est de l’autre côté du miroir. Entre avoir sa propre série et aider sur les séries, mon cœur balance. Les deux ont leurs avantages et leurs inconvénients. Par exemple, je pourrais m’ennuyer au bout d’un moment de dessiner les mêmes personnages trop longtemps. J’aime bien la variété que m’offre la mobilité d’être en soutien. Je ne sais pas quel(s) personnage(s) je vais faire le mois suivant. Et c’est plutôt cool.
C’est toujours du neuf. Ou bien vous retrouvez des personnages que vous avez fait quelques mois auparavant. Maintenant, j’ai le plus souvent travaillé sur plusieurs épisodes sur les séries. Le travail en soutien est quelque chose de plus anecdotique dans ma carrière. Ça fait trois ans que je suis chez DC et j’ai travaillé sur "Suicide Squad" (10 épisodes), "Aquaman" (10 épisodes) et "Katana" [pas encore parue] (6 épisodes). Et au milieu de ça, il y a des épisodes de "Flash", "JLA", "Suicide Squad" et "Batman" et qui sais-je encore ? DC me tient très occupé et c’est tant mieux. Le temps qu’on me confie une nouvelle série ?! Je verrai bien. (rire)
As-tu envie d’avoir ta propre série US (creator-owned) ?
Oui. Je travaille dessus au moment même où je réponds à tes questions.
Penses-tu reprendre "Geek Agency" que tu avais lancée avec Romain Huet sur le marché européen en 2013 et également reprendre "Wanderers" avec Chris Claremont ?
Non.
Quel est le travail que tu as réalisé dont tu es le plus fier ?
Toujours le dernier. Je suis encore très jeune dans le métier. J’ai encore beaucoup à faire. Mais si on prend en compte ma carrière dans l’animation alors je dirais Tarzan adulte de Disney.Actuellement, on peut dire que tu as de bons coloristes. Mais quel contrôle as-tu sur cette étape du travail ?
C’est pas en termes de contrôle qu’il faut voir les choses. J’aime bien travailler avec d’autres artistes. J’aime la collaboration. Alors quand c’est possible, je peux communiquer mes suggestions et mes préférences aux coloristes. Tout le monde a le goût de satisfaire et de faire plaisir autant que possible.
Ton travail exige de la rigueur comme on peut le voir sur tes planches d’Aquaman (VF tome 1 "Inondation" paru en janvier 2018 chez Urban Comics). Quel est ton moteur pour te discipliner ?
Ce travail exige une grande concentration. Et en même temps beaucoup de fun. Mon moteur c’est l’enthousiasme, l’envie de bien faire, de faire plaisir, de montrer le personnage sous le meilleur angle…de faire de belles pages, bien composées, claires, fluides… Alors comme je ne réussis pas tout le temps, je recommence tous les jours et tous les mois depuis des années. (rire) Je ne suis pas rendu.
As-tu déjà vécu le syndrome de la page blanche et comment t’en sors-tu dans ce cas ?
Non. Je ne connais pas ce syndrome. C’est comme si mon cerveau ne recevait plus d’images ? Si cela devait arriver, je poserais le crayon/stylet et j’irai me promener ou faire du sport ou encore méditer.
Au cours de ta carrière, tu as été amené à travailler sur "Namor the Submariner" chez Marvel et sur "Aquaman", son équivalent chez DC. Lequel as-tu préféré dessiner et pourquoi ?
C’est assez drôle. Cela s’est présenté en miroir en plus. "Namor" était ma deuxième série chez Marvel et "Aquaman" la seconde chez DC. Je ne connaissais pas Aquaman. Donc au début, sur les 3 premiers épisodes sur le premier arc, je ne savais pas trop quoi faire avec lui. C’est sur le second arc où je me suis amusé et les suivants. En plus je devenais lead artist [artiste principal] sur ces mêmes arcs. Aquaman et Namor sont les opposés. J’aime bien les deux.
Quelles sont les différences de droit et de licence entre les marchés européen (franco-belge et comics) et américain (comics) ?
Je ne suis pas juriste. Mais c’est assez semblable. Et ça l’est de plus en plus. Tout ce que je vois c’est que chez DC, ils reversent de vrais droits d’auteurs.
Quels sont les artistes actuels que tu apprécies le plus ? Et pourquoi ?
J’aime beaucoup d’artistes !! Tellement que ça me prendrait trop de temps pour en parler correctement. Pour en citer quelques-uns pour des raisons évidentes, je veux dire que leur travail parle pour eux-mêmes: Stuart Immonen, Sean Murphy, Olivier Coipel, Jorge Jimenez, John Romita Jr, Greg Capullo, JP Leon, Pepe Larraz, Lee Weeks …
Depuis que tu es passé au dessin sur ordinateur, as-tu constaté que le travail sur papier te manquait ?
Non.
La vente numérique se développe lentement mais sûrement. Est-ce une bonne évolution pour la BD en général ? Comment vois-tu l’avenir du comics en version papier ?
D’une façon ou d’une autre, on gardera le support papier encore un moment. Nous sommes des êtres sensuels, nous avons besoin de toucher, de matérialiser… jusqu’à preuve du contraire. C’est pour cela que les ventes virtuelles ne sont pas encore très prisées. Je dirais que visuellement c’est beaucoup mieux d’avoir des fichiers que des impressions. La qualité est meilleure, les couleurs sont plus belles et on peut mieux profiter du travail de l’artiste. Mais il faudra encore du temps. Et il faut que tout le monde puisse s’y retrouver économiquement. Et puis encore une fois, vous pouvez tester numériquement et commander vos comics préférés sur papier. On peut avoir les deux. On va au cinéma et on achète des DVD/Blu-Ray, ou encore on peut s’abonner aux chaînes en streaming et aller au cinéma et acheter des DVD (rire) Comme dirait mon fils Benjamin : le choix, c’est la vie !
(Interview recueillie par Juan Sanz Diaz)
Biographie de l'auteur: Philippe BRIONES
Philippe est né à Dijon en 1970. A l’âge de 19 ans, il entreprend une formation classique aux Beaux-Arts de Beaune puis rejoint le CFT Gobelins à Paris, dont il sort diplômé en 1993. Il entame sa carrière professionnelle en tant qu'assistant réalisateur chez Cartooners Associés avant de rejoindre en 1994 les studios Walt Disney Feature Animation à Montreuil où il participera activement à la production de plusieurs films (Hercule, Tarzan, Fantasia 2000, Kuzco l’empereur mégalo, Atlantide l’empire perdu, Le Livre de la jungle 2, Frère des Ours) jusqu’à leur fermeture en 2003, sans oublier un bref passage à Disneyland Paris en tant que Responsable artistique des personnages Disney et de leur bonne utilisation éthique et plastique sur de multiples produits dérivés. Parallèlement à sa carrière dans l’animation, Philippe Briones débute en 2002 une carrière de dessinateur de bande dessinée dans le genre franco-belge mais aussi le comics américain. Il publie ainsi chez Soleil "Les Seigneurs d’Agartha" puis "La Geste des Chevaliers Dragons". Il signe son premier contrat chez Marvel Comics en 2006, sur White Tiger puis collaborera à diverses mini-séries sur des personnages comme Namor, Iron Man, Spider-Man, et X-Men. Il continue en parallèle de publier chez des éditeurs français où il diversifie ses collaborations, parfois surprenantes (Wanderers chez Label Fusion en 2003, Karaté Boy chez Ankama en 2012, PSG Heroes en 2014). En 2015, il est contacté par DC Comics qui lui propose d'illustrer New Suicide Squad (2015), puis un épisode de Flash (2016), et en 2017 la série Aquaman, ainsi qu’un numéro de "JLA". Co-scénariste, il illustre aussi la série Geek Agency parue chez Ankama en 2013, associant habilement action, références culture pop, et humour. En 2016, il illustre un album de la série SEPT chez Delcourt (tome 4 du troisième cycle intitulé "Sept Héros"). Installé depuis quelques mois aux États-Unis, il vient de publier en ce début d’année 2018 son premier numéro de Batman Action Comics et continue sur la série actuellement ainsi que sur la nouvelle mouture de la Justice League.
Date de dernière mise à jour : 10/04/2018
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