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Interview de
Rubén PELLEJERO et Juan DÍAZ CANALES

Créabulles a rencontré Rubén Pellejero et Juan Díaz Canales à l’occasion de la sortie de leur cinquième album de Corto Maltese intitulé La Ligne de Vie chez Casterman. C’était le 31 octobre dernier. Ils nous ont reçus à leur hôtel lors de leur passage à Bruxelles.

Ruben pellejero juan sd de creabulles et juan diaz canales

Juan (Créabulles)/ Merci d'avoir accepté cette interview ce matin car vous aviez une journée de libre et nous vous l’avons sabrée. 

Juan Diaz Canales/ C’était seulement une demi-journée car nous avons une séance de dédicace cet après-midi à Lille. 

Juan/ Aujourd’hui aussi !

JDC/ Oui, cet après-midi.

Juan/ Alors doublement merci ! Nous avons préparé l'interview en français, mais je pense que ce sera mieux en espagnol.

Rubén Pellejero/ Si c’est toi qui fais l’interview, je préfère qu’on la fasse en espagnol, ce sera mieux pour moi.

Juan/ L’idée est de faire l’interview  en espagnol et de la publier sur le site Créabulles pour nos lecteurs espagnols mais il y aura aussi une version en français.Corto maltese juanJ’ai eu l’occasion de voir l’expo Corto Maltese à la médiathèque du centre Pompidou consacrée à une rétrospective d’Hugo Pratt. J’ai adoré.
Avez-vous eu l’occasion de la visiter et si oui qu’en avez-vous pensé ?
 

JDC et RP/ Non, pas encore

RP/ On a vu celle organisée à Lyon, et personnellement j'ai beaucoup aimé. Je n’ai pas vu celle de Paris car on ne nous en a pas parlé, et nous n’avons pas été invités non plus.

Juan/ C’est dommage car l’affiche annonçait des rencontres avec les auteurs et il me semblait logique que vous soyez invités

RP/ On a vu celle organisée à Lyon, et j'ai beaucoup aimé.  On ne nous en avait pas parlé et nous n’avions pas été invités non plus. 

JDC / À ma connaissance, il y a eu des visites guidées par Patrizia Zanotti. 

RP/ À Paris, c’était une expo consacrée à Hugo Pratt ? 

JDC/ Oui, c'était le Corto Maltese d’Hugo Pratt. Il s'agissait de sa relation avec la littérature, si je ne me trompe pas. 

Juan/ Oui. L’expo se tenait juste à côté de la médiathèque.

JDC/ Je suis allé au Centre Pompidou mais je n’ai pas pu passer voir l’expo de Pratt. J'ai vu l'exposition générale sur l’histoire de la BD.

Juan/ Aux cinquième et sixième étages.

JDC/ Cela ressemblait un peu à l’expo itinérante de CaixaForum en Espagne.  Je ne sais pas si tu l’as vue.

Juan/ Non malheureusement pas.

JDC/ C’était quelque chose d’impressionnant. Quasiment la collection de Bernard Mahé. Il possède de superbes originaux de Winsor MacCay. À Beaubourg aussi, c’était impressionnant mais il y avait tellement à voir. Et comme l’exposition de Pratt était gratuite et il y avait beaucoup de monde et du coup je n'ai pas eu le temps de la visiter.

Juan/ Personnellement, nous avons eu la chance d'y aller un jour où il n'y avait personne. On a pu entrer facilement et visiter les cinquième et sixième étages en entier. Cela nous a pris deux heures et demie à trois heures de visite au moins en terminant par l’expo consacrée à Pratt. 

JDC/ Nous aussi, nous avons eu de la chance, comme le dit Rubén, ces dernières années de pouvoir visiter des expos et d’avoir été invités à diverses expositions rétrospectives, à Lyon notamment. C’était incroyable. Également celle du musée Hergé ici à Louvain-la-Neuve. Et celle d'Angoulême aussi. Des expositions véritablement impressionnantes et d’anthologie. 

RP/ L’expo de Paris, comme il n’y a pas eu d’invitation, j’ai zappé. Si je m’étais retrouvé dans le quartier comme Juan, j’y serais allé. Mais abandonner mon travail pour voir des œuvres que je connais déjà, non. J’ai déjà vu pas mal d’œuvres de Pratt en Espagne.

Juan/ Nous avons pu voir beaucoup d’originaux de Pratt. C'était très bien présenté.

JDC/ Nous avons le catalogue de l’exposition qui vaut vraiment le détour. 

RP/ Moi franchement, c’était compliqué de me déplacer pour la voir et en plus je me disais que si on me faisait faire une tournée comme celle-ci j’en profiterais pour faire un crochet pour la visiter. C’est jusque quand cette expo, dimanche ? 

Juan/ Je crois que c’est jusqu’au 4, l’exposition se termine ce dimanche 4 novembre.

RP/ Oui, comme je t’ai dit, si nous allons à Paris, nous pourrons peut-être passer à Pompidou. Ça nous arrive de faire ce genre de petite escapade comme quand nous sommes allés au Centre Pompidou voir l'exposition sur l’Allemagne. Peut-être que nous pourrons la voir ce dimanche matin. Je pense que ça vaut le coup. Nous avons une séance de dédicace dans l’après-midi ?

JDC/ Non, non, ce dimanche après-midi, on s’en va. 

Juan/ J’ai vu que vous aviez une exposition à Marseille, dans un endroit très sympa, comment ça s’est passé ?Expo a marseillesRP/ Très contents. Le lieu choisi offrait de nombreuses possibilités. Cela se déroulait dans un fort. Il y a deux forts à l'entrée du port et l’un est en cours de réhabilitation, il est énorme. C'est un endroit magnifique pour des événements culturels et des expositions. Juan, je ne sais pas si tu veux dire quelque chose.

JDC/ Très intéressant en effet car c'est vrai que d’une manière générale on n'a pas fait beaucoup de promotion pour Corto dans le sud de la France. Et puis c'était une occasion très intéressante d'aller à Marseille et de découvrir un nouveau Salon du livre. Ils ont vraiment réservé un très bon accueil au nouveau Corto Maltese. Il y avait une exposition qui s'intégrait très bien au lieu, dans le fort. C'est un vieux fort. Et ce que j'aime particulièrement, c'est que c'était un événement ouvert au public. C’était gratuit avec un caractère populaire particulièrement sympa et beaucoup de monde est venu. Du point de vue de la présentation, de la diffusion de la série et du personnage auprès d'un large public, c'était très bien organisé, très positif.

RP/ De plus, cela permet de s’ouvrir à un nouveau public qui se déplace parce qu’il s’agit principalement d’un festival du livre mais aussi de la genèse de Corto. C’était ciblé comme une première expérience dédiée à notre Corto Maltese, même si évidemment il est inspiré d’Hugo Pratt. C’était une exposition magistrale avec de grands panneaux et des reproductions de très bonne qualité, très bien présentées.

JDC/ De nos cinq albums.

Juan/ C’étaient des grands panneaux présentant des cases reprises directement des albums ? 

RP/ Oui d’un mélange de tous les albums et du dernier aussi. Ensuite, on a fait une présentation du dernier album dans une très belle salle de conférences. On avait l’impression d’entrer au Parlement. Une conférence très bien organisée avec un présentateur et du public, l’idéal. De ce point de vue, c’était une très belle présentation. Sincèrement, on y allait un peu dubitatif. En effet, comme c’est le livre qui est mis à l’honneur, même si les auteurs de BD ont parfois plus de gens qui font la file que les écrivains, on y est allé un peu avec la peur au ventre puisqu’il s’agissait d’un public différent. En fait, le côté positif c’est qu’il s’agit d’un public qui ne lit pas ou n’est pas amateur de BD mais qui s’y intéresse pour une raison ou une autre. Il te voit en train de dessiner le Corto Maltese qui bénéficiait d’une grande exposition sur place avec des panneaux, des bannières et banderoles kakémonos de Corto. C’était très beau et du coup ça a très bien marché.

Expo a marseiles 2JDC/  Oui, c’est un autre type d’événement comme je l’ai dit avant. Quand on va à un festival ou une séance de dédicaces dans une librairie, on a cette sensation à la fois agréable et un peu triste de retrouver toujours les mêmes personnes. Je m’explique. C’est agréable parce qu’il y a ce côté familier presque comme des retrouvailles avec nos lecteurs mais en même temps l’événement est infructueux alors que normalement ce devrait être une ouverture vers le grand public. Toi en tant qu’artiste, en tant que créateur tu veux que les choses que tu crées accèdent au plus grand nombre non pas pour une raison économique mais pour une question de communication. Donc, parfois, quand tu dédicaces en librairie ou dans un festival, tu as cette sensation d’être dans un circuit très fermé, ce qui n’est pas franchement vrai, mais tu continues de le ressentir ainsi. Avec ce genre d’événements ouverts qui ne sont pas nécessairement spécialisés dans la BD mais plutôt dans des thèmes liés à la littérature ou à tout autre thématique culturelle plus large, c’est ce qui se produit aussi dans les festivals ayant un thème bien précis comme le polar par exemple, tu vas rencontrer un public plus proche de la littérature ou du cinéma et, du coup, tu te retrouves avec un public différent. Et ça, de temps en temps, on l’apprécie vraiment.

Juan/ Le fait de voir l'exposition Corto Maltese m'a fait davantage apprécier ce que vous faites même si j’aimais déjà beaucoup votre travail. Mais je m'en suis encore plus rendu compte en parcourant l'univers de Corto Maltese qui est si riche en événements historiques et personnages ayant existé. De quelle manière travaillez-vous ensemble pour tout ce qui concerne le contexte de l’époque et les personnages ? Vous échangez des messages ou bien Juan écrit-il le script qu’il t’envoie ensuite en te laissant chercher la documentation ?

Corto maltese la ligne de vieRP/ Je vais répondre et j’affinerai mes propos. C’est toujours utile que nous nous voyions durant les périodes de promotion. C'est là que nous pouvons confirmer que nous avons le début d’une nouvelle histoire, quelle qu’elle soit, et qu’elle est plus ou moins définie. On parle des thèmes et sujets qu'on aimerait aborder ou bien Juan arrive avec déjà une idée en tête qu’il me soumet même si elle est simplement esquissée. C’est le début du processus. Puis, Juan travaille sur l’histoire de son côté et m'envoie le premier synopsis quelle que soit l'histoire. Il m'envoie ensuite un petit résumé un peu plus structuré. Et là tout démarre. Ensuite ce sont les étapes plus ou moins classiques.
Juan commence alors à bâtir l’ensemble du scénario, à quelques exceptions près. Ensuite, il m'envoie des pages, parfois l’ensemble ou même certaines parties déjà arrêtées, de sorte que je puisse déjà me faire une idée de l’histoire et de l’évolution des choses. Cela me stimule également pour me mettre dans le bon état d’esprit. J'ai la chance, par exemple, que Juan m'envoie déjà des images de tout son travail de recherche de personnages, qu'il s'agisse de documentation historique ou autre sur le sujet. Non seulement, il m'envoie déjà beaucoup de documentation mais en plus il me donne des indications précises.
D’habitude, je ne parle jamais de cela lors des interviews parce que c'est Juan qui intervient sur ce sujet, mais aujourd’hui en espagnol je peux mieux m’exprimer. Il me fournit même les informations par séquences en me précisant quelle documentation accompagne telle ou telle séquence. Il m'envoie beaucoup de dossiers à ce sujet, ce qui est très bien pour moi. Tout ne m'est pas forcément utile, mais cela me donne des indices qui me permettent de chercher par moi-même de petites choses dans le même contexte. Je dispose d’informations très intéressantes grâce à ce qu'il a déjà cherché pour créer son histoire. C’est donc çà que l’on partage. À partir de là, de manière classique dans le monde de la BD, on peut commencer à discuter et travailler le storyboard. Si je fais une chose qui a réussi à me convaincre, je le consulte et vice-versa. Donc, pour moi, le storyboard c’est la base de ce qu’on veut faire et c’est à partir de là qu’on peut commencer à voir ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas.
En quelque sorte, c'est le retour de nos échanges qui constitue le storyboard, venant confirmer ce qu’on va conserver ou non. Je pense que c'est très important pour moi, parce que je ne suis pas un auteur qui dessine ce qu'on lui dit de dessiner. Je dois être en accord total avec ce que je vais dessiner. C'est fondamental pour moi. De toute manière, on a un bon feedback entre nous.

Ruben et juanJDC/ Oui, cela se passe un peu comme le dit Rubén. Je pense que le secret du bon fonctionnement de notre équipe, et c’est vrai qu’elle fonctionne très bien, n'est pas tant le fait que nous soyons tous les deux sur chaque processus, sur chaque étape du processus de fabrication du livre, mais le fait qu'à chaque étape, il y a une perméabilité.
En d'autres termes, je peux lui poser des questions et lui peut m’en poser aussi. Il ne s'agit pas que nous fassions tout tous les deux, mais que nous nous soumettions mutuellement tout ce que nous faisons pour d'éventuels changements ou échanges de vues, afin que la communication soit fluide. Et dans le cas spécifique de l'écriture, c'est un peu comme Rubén le décrit. 
C'est moi qui me charge d'écrire l'histoire, de faire tout le travail de documentation historique, de construire la structure de l'histoire, mais ce qui est sûr pour moi, c'est qu'avec Rubén, comme aussi avec les autres dessinateurs avec lesquels j'ai travaillé, j'ai besoin de savoir si le dessinateur qui va passer un an, un an et demi ou deux ans sur l’histoire est content, s’il est à l'aise, s'il comprend l'histoire et la ressent comme s'il s'agissait de sa propre histoire. C'est pourquoi, surtout durant la première phase, on discute beaucoup, on parle beaucoup afin  d'arriver à un épisode historique, à une histoire ou à des personnages qui nous convainquent tous les deux. En ce qui concerne la documentation que Rubén a dit que je lui donnais, c'est vrai que tout au long du processus d'écriture, j'organise par séquences, par scènes toute la documentation graphique que je rassemble parce que c’est quelque chose sur lequel je me base beaucoup, qu’il s’agisse de dessins, de photographies ou de films. Donc je comprends que s'ils m'ont aidé à visualiser et ensuite à écrire l'histoire, ce sera également très utile pour l'artiste, dans ce cas Rubén. Certains éléments seront utilisés tels quels, certaines références seront exploitées telles quelles, d'autres l'inspireront simplement et d'autres ne seront pas utiles du tout parce que lorsqu'il s'agit de créer le storyboard, comme Rubén l’a dit, c'est à ce moment qu’on va décider de ce que l’on garde ou non. Comme je l'ai dit, il est important d'avoir ce type d'organisation du travail et de partager la matière première des histoires qui, en fin de compte, sont ce que le public va lire ou découvrir sur le plan graphique. Quant au format du scénario, il est découpé, il est divisé en séquences, en plans. J'ai une première esquisse, une première ébauche de ce que je pense être le découpage de l'histoire, mais je le répète, Rubén intervient ensuite et ce scénario écrit devient un storyboard qui correspond en fin de compte à son interprétation.  

BansheeJuan/ Et comment intégrez-vous dans l'histoire des personnages de Pratt comme Raspoutine ou Banshee? Banshee, j'imagine que c’est parce qu’il s’agit d’une révolutionnaire irlandaise et comme pas mal de révolutionnaires, elle passe d'une révolution à l'autre. Mais en même temps, comment trouvez-vous d’autres personnages liés à l’histoire comme le gouverneur Torres toujours entre deux chaises ou Lindbergh dont les avions ont été utilisés pour bombarder les Cristeros mené par le général Gorostieta ou l’archéologue Edward Herbert Thompson? Son personnage est inspiré de la réalité et colle bien à l’univers de Corto. Il a été accusé de faire sortir des sculptures et artefacts du Mexique grâce à ses expéditions de feuilles de henequén cultivé dans sa plantation. Tout ça pour dire que vos histoires sont très denses avec beaucoup de personnages historiques ou non qui passent très bien. Comment arrivez-vous à incorporer autant de personnages importants dans une histoire de seulement 48 pages?El general gorostietaJDC/ Je pense que le secret, je dis bien le secret, qui donne au lecteur la sensation qu’il est en train de lire une aventure, puisque depuis la première vignette jusqu'à ce qu’il referme l’album il a bien la sensation qu'une aventure a eu lieu, qu’il l’a bien suivie, qu'elle a eu beaucoup de moments d'action ou de calme, c'est justement de ne pas se laisser emporter par les faits historiques, de ne pas adopter une attitude de professeur, de ne pas sombrer dans le didactique. De ce point de vue, il y a toujours un risque. C’est ce qui s’est passé pour moi par exemple dans le cas spécifique de La ligne de vie. En effet, lorsque vous avez lu beaucoup de livres sur la révolution des Cristeros, lorsque vous connaissez des faits plus anciens, lorsque vous savez des choses sur l'histoire du Mexique ou comment le personnage de Herbert Thompson qui a réellement existé a agi, comment s’est déroulée la découverte de la cité de Chichén Itzá, lorsque vous disposez d'une telle quantité d'informations vous êtes toujours tenté de tout laisser tomber et de dire maintenant que je suis devenu un pseudo-érudit en matière d’Histoire je vais parader. Mais c'est exactement là que vous devez vous réfréner et dire que ce qui est important, c’est ce que les gens attendent c’est-à-dire une bonne histoire. C’est pour cette raison qu'on sélectionne et qu'on enlève beaucoup d'informations ou qu'on les distille de manière subtile. La seule limite est que tout ce qu'on met, que ce soient des informations sur des faits historiques, des personnages réels ou même des personnages qui ne sont pas réels mais qui font partie de l'univers de Corto Maltese comme Banshee ou Poutine, tout doit faire avancer l'histoire. Si cela ne fait pas avancer l'histoire, vous devez l'enlever, c'est difficile et en même temps, c'est comme si vous donniez un éclairage à un personnage et que vous vous disiez plus tard, quand vous aurez achevé l'album, que ce personnage est réel, je vais faire des recherches. 
Herbert thompson 1Quand j’ai fait mes recherches sur le personnage de l’archéologue, la première chose que j’ai trouvée est qu'un grand archéologue a travaillé dans la politique, qu'il a été député ou quelque chose comme ça, en tout cas un poste très élevé, qu'il a été consul mais qu'il a exercé cette fonction pour en tirer avantage, puis quand vous commencez à lire un peu plus loin, on vous dit que plus tard il a été juge puis qu’il a cessé toute activité et que finalement il est mort dans son pays. Chaque personnage apporte suffisamment de contenu pour que l'on s'intéresse à lui au-delà de l'aventure. C'est la tradition d'Hugo Pratt, et c'est ce qui m'a fait tomber amoureux du personnage de Corto Maltese et d'autres séries comme Les scorpions du désert ou Fort Wheeling. C'est ce mélange de réalité et de fiction qui est très attrayant du point de vue du lecteur. Cela fait rêver et du coup la lecture se prolonge même après avoir refermé l’album parce qu'il y a des personnages qui sont très attrayants et que l’on a envie d'en savoir plus sur eux ou sur des faits historiques que l’on ne connaît pas...

RP/  Je confirme que c’est bien le cas.

JDC/ Cela agit comme des portes vers un millier d'autres histoires. Le personnage d’Herbert Thompson mériterait à lui seul un livre. 

Banshee viva la revolucion 1Juan/  Chaque personnage, comme Banshee, pourrait être le héros d'un autre album.  C’est également vrai pour Yann Rêveur, le journaliste qui rêve d’écrire sur Corto. À un moment, il déclare que Corto est un personnage moderne alors qu’il vit fin 19e-début 20e siècle, mais pour vous, est-ce que Corto est toujours un personnage moderne qui pourrait vivre à notre époque ? 

RP/ Dans l’idéal, oui, il le pourrait. Dans l'idéal parce que cette manière qu’il a de tempérer les choses ou les situations auxquelles on peut être confronté est nécessaire aujourd'hui. Le radicalisme est partout, la philosophie de Corto Maltese elle-même est plus humaine que tout autre type d'approche. Et c'est une nécessité. Bien sûr, il est important pour bien le reconnaître de situer Corto Maltese en partie dans cette période. Car si Corto Maltese peut évoluer dans son ère classique, cette évolution est nécessaire parce que, au fond, ce personnage et les valeurs qui le guident sont universelles et en même temps elles pourraient avoir de la valeur aujourd'hui, mais le romantisme serait évidemment perdu. La Première Guerre mondiale s’est achevée, tout a changé, et je pense que c'est un point très important à maintenir pour lui et cela en fait son identité actuelle. Juan explique cela très bien.

JDC/ Oui, je pense que tu as raison, c'est d’ailleurs un peu ce que dit Rubén, c'est-à-dire que l'idéal de Corto Maltese est toujours d'actualité. C'est pour cela que Corto fonctionne bien. Il a été créé en 1967 et aujourd'hui, tant d'années plus tard, il fonctionne toujours, il nous parle toujours, il est toujours un modèle à suivre. Parce que justement, c'est un personnage qui a une vision du monde qui échappe à tout manichéisme, il ne conçoit pas les choses comme bonnes ou mauvaises, il ne conçoit pas les choses comme absolues. De ce fait, dans un monde comme celui d'aujourd'hui, qui est tant polarisé et qui nous oblige vraiment à toujours prendre parti pour l’un ou l’autre camp, ce sont des personnages qu’il faut soutenir, des personnages qui ont une vision du monde beaucoup plus nuancée, avec une interprétation plus intelligente, je pense, que celle du discours simpliste, celle du slogan, qui est un peu ce que l'on vit aujourd'hui. Je dirais même que c'est un personnage nécessaire aujourd'hui. Il est donc d’actualité. Pourrait-il vivre dans le monde d'aujourd'hui ? Oui, il perdrait beaucoup de tout ce qui l'entoure, ce que Rubén décrivait comme l'aura romantique si tu veux, tout ce que nous plaçons dans le passé, et qui semble toujours mieux pour une raison ou une autre, parce que nous idéalisons toujours le passé. Tout le monde, chaque individu idéalise son passé. Nous pensons toujours qu'il y a dix ans tout était mieux et meilleur, alors que ce n'était certainement pas le cas. Cette idéalisation se perd quand tu prends et transfères un personnage dans le présent, mais en tant que valeurs et en tant que personnage qui fonctionne dans le présent, je pense que oui, on peut comprendre que oui. Corto la ligne de vieJuan/  Y-a-t-il des personnages que vous ne vouliez pas intégrer dans l’histoire ou même supprimer parce que vous n'aviez pas assez d'éléments concernant la période, le pays ou les événements pour les conserver ?  Y a-t-il des personnages que vous avez supprimés ou au contraire davantage mis en avant ?

JDC/  Voyons voir… Oui, c’est régulièrement arrivé. C'est déjà le cinquième album maintenant, donc, bien sûr, il y a toutes sortes de situations qui se présentent, mais ce n’est pas tellement parce qu'on n'aime pas le personnage, mais plutôt parce qu'il n'est pas cohérent avec ce qu'on raconte. Généralement c’est l'inverse, et c’est ce qui arrive assez souvent, vous optez pour un personnage historique que vous aimez, vous le trouvez très attirant et vous voulez l’intégrer dans l’histoire, mais bien sûr, la manière de l’intégrer va parfois à l'encontre de ce dont je parlais tout à l’heure, et c’est ce qu’il y a de plus sacré pour nous, à savoir que l'histoire doit être cohérente et comprise. 
Si dans une situation précise tu veux raconter une histoire, comme çà tout de suite je ne m’en souviens pas, mais prenons par exemple Churchill qui apparaît dans l’album Equatoria, vous vous dites que Churchill est un personnage extraordinaire, d’ailleurs il apparaît déjà dans Corto Maltese, mais peut-être que vous aimeriez qu'il ait un rôle plus important, sauf que cela ne colle pas bien avec votre histoire. Ce qui est sacré, ce qui importe et qui fait que les gens vont lire l’histoire avec plaisir, c'est que la narration soit cohérente, qu'il n'y ait pas quelque chose qui cloche, que l’on se dise que vous avez mis Churchill parce que vous aimez ce personnage, parce qu'il est ingénieux. Il y a des situations où l’on se dit, j’aimerais inclure ce personnage, mais il ne convient pas et je dois y renoncer. Cela arrive souvent avec les personnages récurrents de la série. Corto et bouche doreeC'est la première fois que Bouche Dorée apparaît, parce qu'ici il était logique qu'elle apparaisse, on parle de destin, on parle de la mort, on fait référence à la mère de Corto, elle est un personnage essentiel dans l'univers de Corto Maltese, mais avant, il n'y avait aucune raison de l'inclure dans les volumes précédents, même si nous le voulions, même si nous l’aimons, c'est un personnage très captivant et séduisant, mais il ne s'intégrait pas dans les histoires, alors il a fallu l’éliminer. Je pense que c'est un peu ce qui fait la différence avec les personnages historiques, avec les personnages de la série aussi.

Juan/  Et toi Rubén, quand tu te dis que tel ou tel personnage va apparaître dans l’histoire, comme l'archéologue Herbert Thompson, Yann, Torres ou Gorostieta, quand tu vas chercher le meilleur personnage par rapport au sujet, quand tu sais avec quels personnages tu vas travailler, ceux que vous avez cherché et trouvé ensemble en rassemblant des photos, des  images, tout ce qui se présente, est-ce que tu es tout de suite à l’aise avec eux ou est-ce qu’il y a des personnages que tu n’as pas conservé parce que tu sens que tu ne vas pas aimer les dessiner ou parce qu’ils ne sont pas assez attractifs ou n’ont pas la tête de l’emploi ou quoi que ce soit d’autre ?Yann le reporter 2RP/ En fait, j'aime surtout créer ma version des personnages. Je ne veux pas qu’ils soient ressemblant à 100 % car cela modifierait entièrement mon style. Je fais donc plusieurs esquisses du visage et de la silhouette pour les assimiler. Une fois que je les ai, disons, transposé dans le style propre de la BD, je commence à les maîtriser mais déjà synthétisés et simplifiés. Si je devais essayer de créer une version parfaite à partir d’anciennes photographies, certaines d'entre elles sont dégradées et pratiquement illisibles, on y distingue à peine les personnages, c’est le cas par exemple du célèbre Gorostieta dont on a des photos sur lesquelles on ne distingue rien, on ne voit que des pistolets, on voit la croix mais on ne voit même pas le visage d’un moustachu et donc on doit presque l’inventer. D’ailleurs pour certains d’entre eux j’ai plutôt vu, comme Lindbergh par exemple ou même sa femme, un visage très intéressant à caricaturer, sachant qu'il y a des femmes qui ne peuvent pas être dessinées telles quelles contrairement à d'autres, et en cela c'est très amusant, cela me plaît beaucoup. Le cas de Gorostieta est un exemple qui montre qu'on n’avait pas de point de départ. Je savais plus ou moins ce qu'il portait et cela me suffisait, j'avais déjà son apparence, j'avais même vu le film Cristeros (For Greater Glory: The True Story of Cristiada) dans lequel Andi Garcia tient le rôle de Gorostieta, il ne lui ressemblait pas du tout mais il avait une moustache. Je me suis inspiré des vêtements qu’Andy Garcia portait pour réaliser son costume. En clair, lorsque vous constatez que beaucoup de choses coïncident sur les photographies disponibles, vous avez déjà un indice, mais ce n’est pas toujours le cas. Lindbergh 1Pour Lindbergh, on avait beaucoup de photos de Charles Lindbergh et aussi de sa femme. Pour d'autres, par exemple, les gouverneurs, notamment le gouverneur Torres, c'était très difficile, j’ai fait des recherches, j'étais fatigué de chercher car je ne trouvais rien ou quasiment rien, pas même une moustache, je ne me souviens plus maintenant, mais bon, nous ne faisons pas une bande dessinée qui doit être à 100% identique − on a même fait des versions très sous-genre, très nuancées de personnages historiques, mais c'est également utile pour nous – bref s'il s'agissait de faire une bande dessinée hyperréaliste, en tout cas très réaliste, alors nous aurions plus de mal à chercher les personnages. Par exemple, le garçon journaliste dont on ne trouve pas d'image non plus a été inventé, mais ce personnage m'a donné l'idée de Tintin. C'est un hommage très particulier que je rends à Tintin [Juan: un jeune homme aux cheveux mi-blonds mi-roux, c’est incroyable !] oui, en effet c’était très fugace et c'est pour ça que j'ai mis la couleur bleue, c'était un clin d'œil à Hergé, je lui ai donné un peu de son attitude corporelle aussi, c'était comme un petit hommage en plus, c'était comme un Tintin de l'époque [JDC: oui, c’était l’idée]. Oui, c’était l'idée de base mais je l'ai nuancée un peu plus. Cela faisait aussi partie du plaisir de faire un album. Cela permet aussi au lecteur d'avoir une sorte d'empathie avec les personnages spéciaux, car même s’il s’agit de personnages historiques qui ont pu être malveillants, on recherche quelque chose qui puisse séduire le lecteur. Il faut bien voir que les méchants au cinéma marchent très bien. Dans la bande dessinée, c'est la même chose, même les méchants peuvent être attirants pour le lecteur.

Bouche doree 1Juan/ Oui, avec autant de personnages, avez-vous parfois envie de les réutiliser dans les volumes suivants ? Bouche Dorée, par exemple, on sent bien que tu avais envie de l'utiliser un jour, la preuve dans cet album. Est-ce qu’il y a beaucoup de personnages, par exemple de Pratt, que vous pensez mettre dans vos prochaines histoires, après le cinquième tome de Corto ?

JDC/ Oui, oui, il y a des personnages que nous n'avons pas encore utilisés, comme Pandora, Cain et beaucoup d'autres. C'est déjà le cinquième album et c’est vrai que nous y avons volontairement renoncé. Mais il y a beaucoup de personnages que nous avons été heureux d'utiliser, comme le moine Raspoutine pratiquement dans chaque tome ou Steiner dans l’album précédent mais, selon moi, c’est une question d’équilibre. Je suis un peu pénible avec ça, mais il me semble que ce qui importe, ce n'est pas ce que nous voulons en tant qu'auteurs, mais que le résultat final soit une histoire cohérente et intéressante et qu'elle s’inscrive dans l'esprit, disons, des aventures de Corto Maltese. C'est ce qui compte plutôt que de vouloir s'amuser à faire un épisode de Corto avec Raspoutine. Bien sûr, nous allons nous amuser, et chaque fois que Raspoutine sort, c'est le meilleur, mais il faut que cela serve l'histoire, sinon cela ne marchera pas....Raspoutine 1

Juan/ Cet album est votre cinquième voyage avec Corto. Le fait que ces histoires s’intercalent entre celles de Pratt, penses-tu pouvoir travailler sur Corto Maltese d’une manière illimitée ? Ou bien est-ce que tu te dis : on verra bien comment les choses se passent et surtout si j'ai encore beaucoup d'idées ? 

JDC/ Même si je sais que c'est paradoxal de dire cela du point de vue d'un scénariste, je ne suis pas un homme qui a beaucoup d'idées. Je ne suis pas un scénariste prolifique comme d'autres collègues qui me disent : "je vais mourir en laissant beaucoup d'histoires en suspens parce que je n'ai pas le temps de développer toutes les histoires que j'ai en tête". Ce n’est pas mon cas. Chaque histoire est une naissance pour moi, cela me coûte beaucoup non pas parce que je ne peux pas penser à beaucoup d'histoires, mais parce que beaucoup des histoires qui me viennent à l'esprit me semblent stupides, c'est-à-dire qu'on a l’impression trompeuse surtout quand on débute dans le métier de l’écriture ou de la création en général qu'une bonne idée est toujours une bonne histoire, mais ce n'est pas le cas. Il y a de bonnes idées qui ne fonctionnent pas, elles ne peuvent pas être transformées en bonnes histoires. Blacksad 6Quand vous avez compris cela, vous réalisez que peu importe le nombre d'idées que vous avez, elles ne peuvent pas toutes être transformées en bonnes histoires. Donc pour moi, chaque histoire s’apparente davantage à un travail de forçat ou de mineur, c'est un travail difficile, au sens de complexe autant pour Corto que Blacksad. S’agissant de Corto, on peut dire que c'est une série dont on a hérité et qu’elle nous impose une multitude de contraintes, mais même dans des séries comme Blacksad, qui est ma propre création avec Juanjo Guarnido, là aussi chaque histoire doit être beaucoup travaillée car on ne peut pas faire n’importe quoi.
Tout ça pour dire que quel que soit l'avenir de Corto, nous voulons continuer, nous sommes super heureux, c’est aussi le cas de l'éditeur et des ayants droit je crois. Nous travaillons déjà sur le prochain, mais la chronologie du personnage est en quelque sorte notre seule limite, nous ne pouvons pas dépasser la vie de Corto Maltese, ni raconter des histoires qui ont déjà été racontées, mais dans le cadre de cette chronologie, nous avons encore beaucoup de place pour raconter des histoires. Donc nous avons encore des perspectives pour continuer à développer la série pendant quelques années. Quelle que soit la situation, les lecteurs nous accompagneront, ce qui en fin de compte est le plus important. D’autant que le voyage donne beaucoup de liberté puisque Corto est un personnage qui permet de voyager partout. 

Juan/ Y a-t-il des pays que tu aimerais visiter avec Corto ?

JDC/ Et aussi sans Corto.

RP/ C’est plus facile avec Corto!Gorospieta 1

JDC/  Oui, mais ne crois pas non plus que c'est aussi facile que cela parce qu'il a déjà beaucoup voyagé. Et aussi parce qu'il ne s’agit pas tant de pays que de continents, de zones géographiques. Par exemple on raconte une histoire qui se passe en mer, il y en a déjà quelques-unes qui se déroulent dans un environnement maritime, dans le désert aussi, nous l'avons déjà fait. Cet album se passe un peu dans le désert, ce n'est pas exactement le désert mais c'est un paysage qui rappelle un peu le désert.Soleil de plombRP/ Oui cet album un peu mais pas vraiment parce que ce n'était pas prévu. Et comme ça va par séquences, par moments on dirait que c'est un western comme la partie au Mexique. Cela fait penser à ce rêve dans le passage de Tango évoquant Butch Cassidy, où Pratt n'a rien modifié en ce qui concerne Corto Maltese. Mais parfois c’est le cas, par exemple notre premier album constitue un voyage total, il y avait l'été indien mais je n’ai pas dessiné Corto dans la neige. 

JDC/  C'était un élément très prattien, parce qu'il y avait Jésuite Joé et d'autres choses du genre, mais en fait il n'y a pas eu de Corto dans la neige.

Corto maltese 16RP/ L’album Nocturnes berlinois est un peu comme ça aussi, également Tango qui nous plaçait dans une époque radicalement différente, etc. Nous recherchons le contraste. Pour moi, ce qui est intéressant c'est que les albums contrastent l’un par rapport à l’autre, qu'il y ait des changements, c'est cela qui est important.

JDC/ Oui, oui, c'est une des choses que nous recherchons. Par exemple, l'histoire La Maison dorée de Samarkand est située dans un environnement montagnard, eh bien quand vous allez dans la région entre l'Ouzbékistan et l'Iran, c'est un milieu montagneux. C'est pourquoi je dis que l’important c'est l'histoire. Une histoire doit fonctionner en elle-même, bien plus que la question anecdotique du lieu où elle se déroule. Ce qui importe, c'est que l'histoire ait des personnages forts, qu'elle ait un ancrage bien situé dans un cadre temporel, historique et géographique. Une fois que l’on a ça, le reste est secondaire, ce n’est pas si important, c'est l'aspect exotique du personnage qui compte.

Juan/  À propos des époques de Corto Maltese, maintenant que Bastien Vivès travaille sur une autre période de sa vie, comment percevez-vous les histoires de cet auteur?  Avez-vous été informés avant la publication qu'une autre équipe travaillait sur le personnage ? 

JDC/ C’est quelque chose qui a toujours été en parallèle depuis le début. En réalité, nous n’avons pas grand chose à dire à ce propos. Pour moi, c’est presque comme s’il s’agissait d’un autre personnage. Les deux sont Corto Maltese si tu veux, mais ce sont deux lignes parallèles qui ne se touchent pas. En ce qui me concerne, j’ai du respect pour le travail de collègues qui le font très bien mais je vois peu de relation entre les deux, au-delà du fait qu’il s’agit de Corto Maltese et que c’est un peu la même franchise.Corto maltese ocean noirJuan/  Supposons par exemple que les deux équipes d’auteurs aient en tête la même idée de faire un voyage dans le même pays, par exemple comme ici au Mexique, et que vous ne vous soyiez pas consultés puisqu’il n’y a pas vraiment de communication entre vous, est-ce que cela poserait un problème?

JDC/ Non, parce que ce serait une histoire située au Mexique qui n’aurait rien à voir avec l’autre, les deux seraient complètement en parallèle. Il n’y a aucun risque.

Corto maltese la linea de la vida v esp 1RP/ C’était prévisible dès le départ. On savait, on devinait qu'un one shot pourrait être produit à tout moment, c'est-à-dire une fois que le mythe selon lequel il n'y avait pas de suite à Corto serait brisé ou simplement après la disparition de Pratt. La première surprise a été de voir que la série était reprise, mais une fois cela admis, une fois les premiers albums en rayon, etc., il semble qu’à une époque on a dit que les one shots étaient prévisibles à long terme, que le personnage était de nouveau déjà bien ancré et donc que le tabou d’une prolongation de Corto Maltese avait été brisé et qu’on aurait la surprise de voir apparaître un nouvel auteur. On sait que les hommages individuels rendus par des dessinateurs ont toujours existé et donc à partir de là, on peut prédire que de bons auteurs vont se manifester et produire différents one shots dans des styles différents, chacun faisant son propre one shot de Corto Maltese. Même moi j'ai trouvé cette idée fabuleuse parce que c'était tout à fait normal, et je n’ai pas été surpris quand un jour Bastien Vivès est apparu. Avoir une opinion sur le travail de l’un ou de l’autre est une autre question. Personnellement, j'aime le dessin de Vivès et j'ai été surpris qu’il l’ait situé à notre époque, ce que je comprends aussi puisque, bien sûr, il y a des lecteurs d'une autre génération, plus jeunes, pour lesquels en plus du fait que Vivès est un auteur de référence, c'était l'occasion de leur présenter un personnage aussi emblématique que Corto d'une manière actualisée, non seulement dans ses histoires, mais aussi physiquement. Corto avec un téléphone portable, etc., tout est fait pour actualiser le personnage dans tous ses aspects, le scénario aussi est mis à jour. On m'a toujours demandé mon avis sur la question de savoir si Hugo Pratt n'avait pas lui aussi fait de Corto Maltese un héros de son époque, c'est-à-dire un personnage historique. Ce n’est pas une obligation mais on peut se demander si on doit tout proposer aux nouvelles générations emballé dans le style de leur époque. Cela n'a pas de sens, c'est comme si on disait qu’on n’aime pas les westerns parce qu'ils ne sont pas de notre époque, idem pour le Moyen-Âge ou pour toute autre époque différente de la nôtre. Ce n’est pas logique non plus de dire qu’on n’a pas compris l’histoire dans cette forme non pas parce qu’elle était moins bonne ou meilleure mais simplement parce qu’on ne l’a pas comprise et qu’il faut faire l’effort de s’adapter. Et puis, je pense aussi qu’il y a ou non un but commercial dans tout ça mais je n’arrive pas à me faire à cette idée. Mais bon, c'est mon opinion.

Juan/ Je pense que c’est la même chose avec Alix. Il y a eu l’époque Alix, mais maintenant on fait Alix jeune, Alix empereur, etc. J'aime bien la deuxième version, mais cela reste commercial pour attirer de nouveaux lecteurs. C’est la même chose avec Corto, les gens qui lisent vos albums ou ceux de Vivès peuvent aussi être intéressés d’aller voir ce que Pratt a fait en son temps.

RP/ Oui, c'est un des changements que même moi j'avais trouvé intéressant. Bien sûr, au début, c'est vrai il y avait des sceptiques, voire une certaine forme de radicalité de la part de certains lecteurs et même de personnes qui n’étaient pas des lecteurs de Corto et qui refusaient de lire notre livre uniquement parce que c'était une reprise de Corto Maltese. Cela s’est produit pour nos premiers albums mais pour moi il est logique qu’il y ait des reprises pour continuer y compris de manière différente des personnages de BD. C'est à chacun de juger si ça lui plaît ou non.

Corto maltese v itJDC/ L’indice révélateur qu'un personnage est devenu un classique, c'est quand il résiste à ce type de test. Lorsque nous avons fait la reprise, comme le dit Rubén, il y a toujours des gens, que j’appelle les talibans, qui nous l’ont fait remarquer, mais c'était vraiment une minorité, il y en avait très peu. Au contraire, beaucoup de personnes, qui sont même venues aux séances de dédicaces, nous ont remercié d'avoir fait revivre le personnage. Tout ça pour dire que ce sont des personnages qui finalement restent tellement dans la tête et le cœur des lecteurs qu'on peut les reprendre, bien ou mal peu importe, mais le fait qu'ils deviennent des classiques fait que les gens ont besoin de nouvelles histoires. Comme je l'ai dit, après nous d'autres auteurs viendront et le réinterpréteront, certaines histoires seront bonnes et d'autres mauvaises, mais le personnage restera toujours présent. Il n'y a donc pas lieu d’être trop radical avec cela, je comprends que c'est ainsi et je pense que cela nous arrivera aussi à Juanjo et moi avec Blacksad, parce qu'il y a un moment où les personnages vous transcendent. Les gens oublieront nos noms et suivront le personnage comme cela s'est produit avec d'autres, ils le moderniseront et le changeront d'époque, comme avec la série Sherlock, par exemple, tu sais la série avec Benedict Cumberbatch, etc. Et vous vous dites que c'est logique parce que tant que vous restez fidèle à l'esprit du personnage et tant que vous faites preuve d’honnêteté lorsque vous racontez les histoires, les gens vont bien l’accueillir, et c’est bien comme ça.Corto maltese la linea de la vida n bRP/ Tout à l’heure, j'ai oublié de préciser un point. Nous avons constaté que notre Corto Maltese s'ouvre aussi aux jeunes, et c’est l’une des choses que je pensais presque impossible. Je remarque que parfois il y a davantage de lecteurs qui viennent et quand on regarde leur tranche d’âge ils sont plus jeunes ou ne connaissent pas le personnage, ils le découvrent justement à travers notre reprise. Lorsqu’on en discute ils sont intéressés. Ils se sont tournés vers notre travail et nous en sommes fiers. Notre crainte était de rester confinés à un groupe de nostalgiques ou de lecteurs qui connaissent le personnage mais nous avons constaté au fil des albums que des personnes bien plus jeunes, autour de la trentaine, nous ont rejoint, c’est une tranche d'âge différente des adeptes habituels de Corto Maltese.

La linea de la vidaJuan/ Oui, car comme les anciens lecteurs de bandes dessinées ont tous un certain âge et sont appelés à disparaître un jour, la crainte c’est que la relève plus jeune passe aux mangas et que tout le monde oublie ce qu'était une bonne bande dessinée. En tout cas, merci beaucoup d'avoir rajeuni le lectorat et de soutenir la BD.
Et en ce qui concerne les expositions, tu vas faire une exposition à la galerie Champaka, je suppose.

RP/ Oui, j'y travaille comme j’en ai l’habitude, c’est déjà réglé avec Éric.

Juan/ Avez-vous déjà prévu une date ?

RP/ Oui, le 8 janvier si Éric ne change pas la date du vernissage. Vous recevrez certainement une invitation de la part d’Éric.

Juan/ Oui, oui, et nous ne la perdrons pas. Et notre projet avec Créabulles ?

RP/ Nous en avons parlé, oui. J'en ai parlé à mes collègues de Barcelone et ils sont d'accord.

Juan/ Olé ! J'adore l'idée. J'ai déjà hâte de lancer ce projet.
Pour revenir à Corto Maltese, nous voulions vous inviter à une séance de dédicace lors de l'exposition de Laurent Hirn (voir ici) en novembre à la Galerie Passerelle Louise avec Créabulles pour que vous puissiez déjà voir à quoi ressemble la galerie, mais je sais que lorsque la nouveauté sort vous avez une énorme tournée de dédicaces et je me suis dit que ce ne serait pas possible. 
Je tiens à vous remercier d'avoir accepté l'interview de ce matin et j'espère qu'elle n'a pas été trop longue.
Ruben et juan a la grand place de bxlCe fut un plaisir de passer ce bon moment avec vous.
Et merci à Casterman de nous avoir invité à faire cette interview.

FPatrick et SDJuan de Créabulles

Date de dernière mise à jour : 02/12/2024

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