INTERVIEW Gregorio MURRO HARRIET
Pour commencer, une question personnelle : comment avez-vous vécu la pandémie de Covid-19 ? Vous a-t-elle impacté dans votre travail ?
Je dirais comme tout le monde. Au début avec stupéfaction, je n'arrivais pas vraiment à croire à la situation, j’avais l’impression de vivre une fiction jusqu'à ce que la réalité commence à frapper. Le premier choc a été le décès d'un grand ami, le dessinateur Juan Giménez. Ensuite, nous nous sommes adaptés le mieux possible aux circonstances, en tout cas toujours avec une grande prudence: masques, hygiène des mains et distanciation physique. Heureusement, aucun membre de nos familles, ni aucun de mes proches collaborateurs n'a été infecté. Aujourd’hui, nous sommes vaccinés, mais même si nous sommes plus détendus, nous continuons de maintenir certaines mesures de précaution.
Quand avez-vous commencé à lire des bandes dessinées ?
Dès que j’ai appris à lire je pense. Franchement, je ne le sais pas avec certitude.
Quelle a été votre première BD et pourquoi vous en souvenez-vous en particulier ?
De même, je suis incapable de dire quelle a été ma première BD. Je me souviens de plusieurs bandes dessinées. J’ignore dans quel ordre, mais les premières ont été les revues TBO et Pumby ainsi que les séries Cuto, El Guerrero del Antifaz, El Capitán Trueno et El Jabato. En revanche, s’il y a une chose dont je me souviens très bien, c'est lorsque j’ai découvert mon premier album de Tintin à la bibliothèque de ma ville natale, Hernani. Je me souviens qu'il s'agissait de "L’Oreille cassée". Par la suite, j'ai continué d’aller à la bibliothèque pour savoir si un nouvel album de Tintin était arrivé.
À quel moment avez-vous décidé de devenir scénariste de BD ?
Avant d'être scénariste, j'étais dessinateur. Depuis mon enfance, j’ai entretenu un lien étroit avec les récits illustrés. Mon père était projectionniste dans une salle de cinéma et j’y passais régulièrement du temps à regarder les films encore et encore, comme dans le film "Cinema Paradiso". Après le cinéma, je consacrais le reste de mon temps libre à la lecture de bandes dessinées. C'est pourquoi depuis mon plus jeune âge j'ai voulu raconter mes propres histoires avec des images. Comme ma famille n'avait pas les moyens d'acheter une caméra vidéo, j'ai commencé à dessiner, mais c’était plus par besoin de raconter que parce que j’avais du talent. Ma passion était telle que j’ai suffisamment progressé pour être publié en tant qu'auteur complet par un éditeur de Saint-Sébastien qui publiait une revue de bande dessinée en langue basque intitulée Ipurbeltz. Un jour, l’éditeur m'a dit que mes scénarios étaient très bons et m’a demandé si cela ne me dérangerait pas d'écrire pour d'autres dessinateurs. J’ai suivi son conseil et j'ai découvert qu'en travaillant avec des dessinateurs beaucoup plus talentueux que moi, mes scénarios s’amélioraient car il n’étaient plus limités par mes capacités réduites de dessinateur.
Existe-t-il une formation au métier de scénariste comme c’est le cas pour celui de dessinateur ?
Oui, bien sûr. J'ai évolué en autodidacte mais après avoir publié plus de 20 albums et surtout pour pouvoir travailler dans le cinéma et la télévision, j'ai suivi plusieurs cours et master classes dont les professeurs étaient de grands scénaristes. J'ai également lu des livres théoriques sur l'écriture de scénarios. Pour ceux qui veulent s'y consacrer, je recommande la lecture du livre : "La dramaturgie – L’Art du récit : cinéma, théâtre, opéra, radio, télévision, bande dessinée" du français Yves Lavandier (sous-titré Les mécanismes du récit dans sa première édition en 1994).
Quelles ont été et quelles sont vos influences, si vous en avez ? Et plus précisément en matière de BD ?
J'ai eu de nombreuses influences, principalement cinématographiques, mais en matière de BD, il y en a une qui s’impose clairement : Jean-Michel Charlier. Ce n'est pas le seul, mais c'est mon préféré.
Quel a été votre premier scénario ?
J’ai écrit mon premier scénario pour moi, en tant que dessinateur. Il s'intitulait "Iker eta Ixone orrazi magikoa" en basque (Iker et Ixone et le peigne magique). Il s’agit d’une histoire fantastique inspirée de la riche mythologie basque. Mon premier travail pour un autre dessinateur a été "Sandra", une série d'histoires de 8 pages d'intrigues et de mystères mettant en scène une adolescente, dessinées par Francisco Fructuoso avec qui je ferai plus tard la série "Justin Hiriart" publiée en France chez Glénat, d'abord dans le magazine Gomme puis sous forme d’albums (cinq tomes parus).
Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre manière de travailler car en plus d’être scénariste vous devez également gérer votre propre maison d’édition (Harriet Ediciones)?
La maison d'édition est quelque chose de récent et je peux compter sur l'aide de ma sœur qui, en plus d'être écrivaine est ma partenaire au sein de la maison d'édition, et sur mes enfants pour les travaux de lettrage et de mise en page. Il ne s’agit pas non plus d’une grande maison d’édition. J'ai donc du temps libre pour me consacrer exclusivement à l'écriture de scénarios et à la recherche de nouvelles idées pour de futures histoires.
Pouvez-vous nous parler de votre maison d’édition Harriet Ediciones ? Sur quels critères décidez-vous de publier tel album ou telle série ? Harriet Ediciones est une petite maison d'édition qui publie à la fois en basque et en espagnol. Le style est clairement franco-belge car cela a toujours été le mien en tant qu’auteur. J'ai commencé en publiant "Justin Hiriart" et quelques autres de mes ouvrages puis j'ai complété le fonds éditorial en acquérant les droits d'édition sur d'autres titres franco-belges.
Mon critère est donc de publier des BD ayant une nette influence franco-belge même si je commence à publier des romans graphiques de style espagnol car c'est ce qui est le plus répandu parmi les auteurs espagnols qui m’entourent. Mais dans toutes les œuvres, quel que soit leur style, je fais attention à ce qu'elles aient toujours un bon scénario (déformation professionnelle).
De nos jours, la BD c’est beaucoup de marketing. Comment voyez-vous l’évolution de la BD en Espagne ?
Oui, je sais que le marketing est très important. Je fais ce que je peux à cet égard mais, comme je l'ai déjà dit, ma maison d’édition est très petite et je ne peux pas consacrer beaucoup de temps à cette tâche. Comme je suis également auteur, je préfère le consacrer à la création d’œuvres de qualité, c'est ce qui compte le plus pour moi. J'espère que le temps me donnera raison.
Je ne suis pas un spécialiste de l’univers de la bande dessinée. En vérité, je viens de revenir à la BD après m'être exclusivement consacré au cinéma et à la télévision pendant 25 ans. Mais je vois bien que du point de vue créatif en Espagne les romans graphiques sont nombreux. La bande dessinée franco-belge est aussi bien présente car il y a beaucoup de dessinateurs espagnols qui travaillent pour ce marché. Et les BD qui se vendent le plus sont le manga et le comic nord-américain. Je ne m'intéresse pas particulièrement à ces genres, non pas que je les méprise, mais simplement par goût personnel et peut-être aussi parce qu’en raison de mon âge je n’arrive pas à accrocher.
Quand et comment êtes-vous passé au marché franco-belge ?
C’est en 1981 qu’a eu lieu le premier salon de la bande dessinée de Barcelone. Avec mon ami le dessinateur Francisco Fructuoso, nous avons décidé avec beaucoup d'enthousiasme de participer au concours en présentant un dossier de plusieurs pages contenant le travail que nous réalisions pour le magazine basque.
À Barcelone, j'ai rencontré le dessinateur Juan Giménez, qui venait d'arriver en Espagne en provenance d'Argentine. Il avait apporté avec lui un album qu'il venait de terminer "L'Étoile Noire". Il m'a dit qu'il avait rendez-vous avec un éditeur français, mais comme il ne parlait pas français et moi un petit peu, il m'a demandé de l'accompagner à la réunion. La rencontre s’est déroulée avec Jacques Glénat qui lui a acheté les droits de "L'Étoile noire". En voyant cela, j'en ai parlé avec Francisco Fructuoso et lui ai proposé de faire un album dans le style franco-belge, puis d'aller au festival d'Angoulême pour le présenter.C’est ce que nous avons fait. Le jour même dans notre chambre dhôtel à Barcelone nous avons créé "Justin Hiriart" et huit mois plus tard, à la fin du mois de janvier 1982, nous sommes partis à Angoulême avec la couverture et les 20 premières pages du premier album de la série. Nous avons rencontré Jacques Glénat qui a aimé notre travail et commencé à le publier dans le magazine Gomme.
Vous avez produit plusieurs scénarios pour ce marché et travaillé avec différents dessinateurs. Comment se sont passées les collaborations ?Tous les dessinateurs avec qui j'ai travaillé à l'époque, Francisco Fructuoso (Justin Hiriart – 5 tomes de 1984 à 1988), Daniel Redondo (Yan et Mirka – one shot de 1986 / La marque de la sorcière - 5 tomes de 1985 à 1992), José Manuel Mata (La sueur du soleil – 5 tomes de 1988 à 1993) et Luis Astrain (Simon Braslong – 3 tomes de 1988 à 1992) étaient tous des connaissances et amis de Saint-Sébastien. À l'exception de Francisco Fructuoso qui à l'époque était parti à Madrid, nous vivions tous à une distance maximale d'environ 8 km les uns des autres. Nous avions donc une relation vraiment cordiale et facile. Pendant un certain temps, nous avons même loué un appartement utilisé comme studio pour pouvoir travailler ensemble.
Êtes-vous en contact durant l’écriture du scénario ou envoyez-vous plusieurs pages finalisées à la fois ?
J'aime que le contact avec le dessinateur soit constant tout au long du processus de création. C'est un travail d'équipe dans lequel les deux auteurs, trois si on compte le coloriste, sont responsables du résultat final. Dès que j'ai l'idée de l'histoire, je la raconte au dessinateur. Il est mon premier interlocuteur et je tiens compte de son avis. Ensuite, je réalise un schéma ou un story-board des événements page par page pour m’assurer de la longueur exacte de l'album, puis je commence à écrire la mise en scène case par case ainsi que les dialogues. Lors de l'agencement d'une page, je m'efforce de raconter l'événement avec un mínimum de cases. Cela permet au dessinateur de contribuer au récit et de pouvoir, s'il le juge nécessaire, renforcer l'action par l’une ou l’autre case supplémentaire. Si par exemple j'envoie au dessinateur une page contenant 12 cases, il ne pourra guère ajouter quoi que ce soit et aura une marge de manoeuvre très limitée pour contribuer à la créativité narrative. Au début d'un projet, j'écris les dix premières pages afin que le dessinateur puisse commencer à travailler et je m’efforce de lui envoyer le scénario complet avant qu'il ait achevé de dessiner ces pages.
Les dialogues ont une place importante dans vos histoires. Indiquez-vous quelque chose à ce sujet au dessinateur pour les vignettes ?
Il va sans dire. Dans le scénario, je décris l'action et la mise en scène qui doivent être dessinées dans une case précise et, bien sûr, les dialogues qui y sont associés. Et le dessinateur planifie son dessin, mais avec les bulles de la taille appropriée pour contenir le texte, comme un élément graphique supplémentaire de la case.
Qui s'occupe de la création des personnages ? Donnez-vous des indications au dessinateur et si oui sous quelle forme, un story-board avec beaucoup de détails ou à la manière Marvel, ou bien a-t-il carte blanche ?
Comme on en a déjà parlé, c'est un travail d’équipe. J’explique d'abord au dessinateur comment je vois le personnage, s'il est fort, jeune ou vieux ou s'il a un trait caractéristique qui aura de l'importance pour l'histoire; je lui donne aussi des exemples d'acteurs ou de personnes que nous connaissons pour qu’il se fasse une idée de son physique; et à partir de là, tout le reste est sa création propre. Il peut me faire des propositions différentes par rapport à ce que j'ai proposé initialement, mais la décision finale est toujours prise par consensus.
Chaque dessinateur réagit différemment face aux story boards, certains y travaillent plus, d'autres moins, mais tous y travaillent suffisamment pour qu’y figurent la fluidité narrative et la mise en scène requises.
Comme je l'ai dit dans ma critique de l'album, j'ai beaucoup aimé "Les Dragons de la Frontière". C'est une période de l'histoire de l'Espagne qui a été très peu racontée et peu utilisée, encore moins dans la bande dessinée alors qu’on voit beaucoup de westerns de toutes les époques. Pour moi, c’est parce qu’elle n’avait pas beaucoup de succès, mais je me trompe peut-être. Comment vous est venue l'idée de raconter cette histoire ?
Si beaucoup d’événements de l'histoire de l'Espagne restent méconnus c’est dû simplemente au fait que personne ne les a racontés. Les "dragónes de cuera" sont à peine apparus dans la fiction. D’après ce que j'en sais, ils n'apparaissent que dans deux films, un film français datant de 1968, "La bataille de San Sebastian" d'Henri Verneuil, et au début du film américain "Le masque de Zorro" réalisé par Martin Campbell en 1998.
L’idée de faire cette BD m'est venue lorsque j'ai découvert qu’un personnage historique était né dans ma ville, Hernani, dans la rue même où j'ai passé mon enfance. Il s’agit de Juan Bautista de Anza, le père de Juan Bautista de Anza qui apparaît dans "Les Dragons de la frontière" et qui a combattu Cuerno Verde.
J'ai commencé à faire des recherches sur le sujet et découvert un univers totalement inconnu et fascinant, d'où provenait pratiquement toute l'iconographie du western nord-américain.Les chapeaux à bord, les capes bleues que portaient les Dragons étaient identiques à ceux de la septième cavalerie. Autres exemples, le premier dictionnaire bilingue du comanche vers une autre langue était vers l'espagnol, les premiers cow-boys et gardiens qui conduisaient les grands troupeaux de bétail à travers le Texas étaient espagnols et principalement canariens. Il a été génétiquement prouvé que les Longhorn proviennent de vaches des îles Canaries.
Au final, tout ce que j'ai découvert m'a semblé tellement excitant que j'aimerais continuer avec cette série ; j'ai encore beaucoup de choses surprenantes à raconter, par exemple, parmi les "dragons de cuir" il y en avait d'origine française comme on peut déjà le voir dans les premiers albums, mais aussi d'origine belge, plus précisément de la Garde wallonne, et certains d’entre eux après avoir servi dans la caserne de Getafe, une ville proche de Madrid, où vit Iván Gil, avaient décidé de partir en Amérique pour s'installer en Nouvelle-Espagne.
Juste pour l’anecdote pour les amateurs de BD, je tiens à souligner qu’un personnage d'origine française était sur le point de devenir gouverneur du Texas, mais cela n’a pu se faire car il est décédé deux jours seulement avant de prendre ses fonctions. Ce personnage s'appelait : Athanase de Mézières.
D’après ce que j’ai lu, j’ai l’impression que les "Dragónes de cuera" étaient beaucoup plus "forts" que la cavalerie des tuniques bleues par exemple. Clairement, lorsque les Dragons arrivaient, les Indiens fuyaient. Et quand ils étaient chargés d’assurer une protection, ils étaient peu nombreux et pourtant ils le faisaient de manière efficace. Comment l'expliquez-vous ?
J‘ignore s’ils étaient plus puissants que les tuniques bleues. Je n'aime pas comparer, mais il est certain qu'ils étaient sur ces terres depuis plus longtemps et mieux adaptés au type de lutte contre les Indiens. Leur équipement en cuir leur permettaient de surmonter sans gros dégâts les premiers instants d'une embuscade ou d'une attaque surprise. Même si elles étaient plus anciennes que celles des tuniques bleues, leurs armes – la lance, le bouclier et l'épée large – étaient plus efficaces pour le combat au corps à corps contre les Indiens. Cette infime invulnérabilité que procure le cuir et le maniement de l'épée infligeant des blessures ou des coups fatals lors du combat au corps à corps étaient terribles pour les Indiens. Et les charges à cheval en groupe avec les lances pointées pour briser leurs lignes les terrifiaient.
Les chevaux aussi étaient l’une de leurs armes. Chaque dragon se déplaçait avec un minimum de sept chevaux. Cela n’apparaît pas dans la BD car le pauvre Iván Gil serait mort d'épuisement à force de dessiner des chevaux. Avoir autant de chevaux leur permettait à la fois de pourchasser l’ennemi et de s'échapper, d'avancer à une vitesse incroyable, de pouvoir forcer leurs montures au galop et de pouvoir passer de l'une à l'autre sans les épuiser comme celles de leurs ennemis.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus à propos de Juan Bautista de Anza qui apparaît davantage dans le deuxième volume ?
En fait, il y a beaucoup à dire à propos des deux Juan Bautista de Anza, le père comme le fils. Je vais plutôt résumer la biographie du fils qui est l'un des protagonistes de la BD.
JUAN BAUTISTA DE ANZA Y BEZERRA
Il est né le 7 juillet 1736 dans la garnison (presidio) de Fronteras, dans la province de Sonora qui comprenait à l’époque l'actuelle province mexicaine de Sonora et l’État américain de l'Arizona. Il n'a que 4 ans lorsque son père, également appelé Juan Bautista de Anza, est tué dans une embuscade tendue par des Indiens Apache. Suivant ses traces, il s’enrôlera dans la milice espagnole et en 1754 sera nommé cadet de la cavalerie de la garnison. Deux ans plus tard, il est déjà lieutenant et, en 1759, nommé capitaine de la prison de San Ignacio de Tubac dans l'actuel Arizona.
Le 24 juin 1761, il épouse Ana María Pérez Serrano, la fille du propriétaire espagnol d’une mine à Arizpe, mais il n’aura pas de descendance. Durant les années qu’il passe à Tubac, sa principale mission, comme celle de tout "dragón de cuera", sera de protéger la région contre les attaques d'Indiens hostiles, Apaches ou Seri ; grand stratège et expert de la guerre des frontières, son excellent travail non seulement lui vaudra d’être rapidement reconnu mais lui donnera l'occasion d'explorer à fond une grande partie de l'actuel État d'Arizona.
Après avoir pacifié Sonora et s’être construit une large réputation, Anza entreprend de réaliser le rêve de son père : trouver une route terrestre reliant la province de Sonora à celle de Haute-Californie. Quelques rares missions et garnisons s’étaient installées sur la vaste côte Pacifique, regroupant environ 70 Espagnols seulement ; leur ravitaillement constituait un long et dangereux voyage par la mer car il fallait naviguer contre les vents dominants et à contre-courant du courant californien. À cette époque également, des rumeurs circulaient faisant état de pirates russes et anglais qui se seraient installés à différents endroits de la côte ouest de l'Amérique du Nord. Finalement, pour faciliter l'arrivée de nouveaux colons et assurer la souveraineté espagnole dans la région, la proposition d'Anza sera approuvée.
Juan Bautista de Anza va faire deux expéditions entre Sonora et la Californie : une première mission d'exploration en 1774 pour ouvrir la voie et la seconde en 1775-1776 durant laquelle il emmène avec lui environ 250 personnes et plus de 1000 têtes de bétail. Une route terrestre sécurisée est alors établie jusqu’à la baie de San Francisco où sont fondées la mission et la garnison de San Francisco de Asís.
Au retour de cette expédition réussie, Juan Bautista de Anza est nommé gouverneur du Nouveau-Mexique, avec la mission spécifique de mettre fin à la menace Comanche. Dès son arrivée à Santa Fe en 1778, Anza qui a des idées bien arrêtées annonce son intention de vaincre Cuerno Verde. Après avoir ordonné des travaux de fortification et l’installation de palissades pour protéger les villages et les missions, il rassemble autour de lui un maximum d’hommes des garnisons de la région et le 15 août 1779 il quitte Santa Fe avec une troupe constituée de 150 dragóns accompagnés de 450 miliciens pour partir à la recherche du belliqueux chef des Comanches.
Après avoir vaincu Cuerno Verde et au terme de quelques années de négociations, le 25 février 1786 Juan Bautista de Anza parvient à un accord de paix avec le chef comanche Ecueracapa. Cet accord durera 30 ans. Jusqu'à l'indépendance du Mexique.
En 1787, à sa propre demande, Juan Bautista de Anza revient à Arizpe dans la province de Sonora. Il est nommé commandant de l’ensemble des troupes de la région. C’est à ce poste qu’il meurt subitement en 1788. Son corps est enterré dans la cathédrale d'Arizpe.
Et à propos de Cuerno verde ?
Je n’ai pas grand chose à dire sur Cuerno Verde. Seulement que son vrai nom était Tabivo Naritgant (homme dangereux) et que c'était un chef de guerre du groupe des Comanches Jupe (peuple du bois), qui harcelaient constamment les Apaches et les Espagnols. Il détestait plus particulièrement les Espagnols parce qu’ils avaient tué son père, également connu sous le nom de Cuerno Verde, lors d’une attaque des Comanches contre la petite ville d’Ojo Caliente en Nouvelle-Espagne, dans le nord de l’actuel État du Nouveau-Mexique.
On voit bien dans ces récits que le "traité" a été l'instrument d'institution et d’application de "droit des gens" avant les "Droits de l'Homme". Pourquoi cette "période espagnole" est-elle si peu connue alors qu’elle a été si importante pour l'avenir des États-Unis que nous connaissons aujourd'hui ?
À l'époque où se déroule l'histoire des "Dragons de la frontière", les intellectuels ont suivi avec une vraie conviction les idées du mouvement des Lumières. Parmi eux, il y avait justement Juan Bautista de Anza.
Sur base de ces idées, un programme de réforme du territoire américain appelé "Nouveau système" a été mis en œuvre. On y trouve plusieurs observations intéressantes, par exemple: "Les Indiens sont la richesse de l'Espagne ; la solution pour les sortir de la misère et de l'oppression consiste à établir une bonne politique, et au moyen d’un bon gouvernement économique de les traiter avec bonté et douceur, de les encourager à l'industrie, et de cette façon de faire d’eux des vassaux utiles et espagnols”.
Ces propositions allaient bien au-delà du bon traitement des indigènes, elles visaient la pleine intégration des Indiens dans la société aux côtés des Espagnols avec l’espoir d’une assimilation, en concevant une politique agraire fondée sur l'hypothèse, plutôt progressiste pour l'époque, selon laquelle "il est une règle sans exception que la terre ne sera jamais aussi bien cultivée, si le fruit n'appartient pas à celui qui la cultive".
En conséquence de quoi, pour qu'"aucune terre ne reste infructueuse, il n'est possible de distribuer des terres aux autochtones en propriété et en franchise d'impôts que pendant quinze ou vingt ans".
Avec ce programme, divers titres fonciers ont été distribués à l'époque à différents groupes d'Indiens. Dans le tome 2 des "Dragons de la frontière" précisément, il y a une scène dans laquelle l'un de ces titres de propriété est remis à des Indiens.
Tout cela figure dans les livres d'histoire et les archives. Si c’est très peu connu, c'est parce que l'Espagne ne l'a pas assez médiatisé, mais aussi pour une raison très importante, rares sont les fictions qui leur ont été consacrées alors que c’est le moyen le plus efficace pour qu'un événement atteigne le grand public.
C'est ce que j’ai voulu faire modestement avec "Les dragons de la frontière", mais j’ignore l’impact médiatique que cela pourra avoir. Faible, je crains, mais je compte bien persévérer sur ce sujet.
En voici le meilleur exemple: au Nouveau-Mexique, si vous demandez qui est le personnage le plus populaire de l’État, personne ne vous répondra Juan Bautista de Anza malgré ses grands mérites. Les gens vous répondront Billy the Kid, qui n'était pourtant qu'un petit délinquant insignifiant, mais la fiction en a fait un mythe.
Dans cette histoire, on peut voir ce que les Espagnols auraient pu laisser dans l'Ouest américain. Est-ce que c’était votre volonté ?
Il n’est jamais rentré dans mes intentions de comparer le comportement des Espagnols en Amérique avec celui des autres Européens qui sont venus sur ces terres. Je voulais simplement exposer une réalité historique qui est passée inaperçue, et qui, à bien des égards, culturels et même physiquement visuels, sont la source annonciatrice de ce qui deviendra plus tard le genre "western", et en tout cas laisser le lecteur tirer ses propres conclusions pour qu’il continue, si le sujet l’intéresse, à se documenter par lui-même.
Je suis un grand amateur du genre western. C’est pourquoi lorsque j'ai découvert qu'une personne de ma propre ville, Juan Bautista de Anza, avait été un héros oublié du Far West, j’ai su que je devais mener à bien ce projet et en revendiquer la paternité. Comme je l'ai déjà dit, j'ai passé mon enfance au cinéma où mon père travaillait comme projectionniste et, à cette époque, la plupart des films projetés étaient des westerns. Enfant je rêvais des héros de l’Ouest comme quelque chose de lointain, sans me douter qu'un vieux voisin avait eu affaire à des Apaches et des Comanches. La boucle est bouclée en quelque sorte.
Pouvez-vous nous dire comment a débuté la relation avec Iván Gil ? Vouliez-vous travailler avec lui ou est-ce l'éditeur qui vous a mis en contact ? Connaissiez-vous déjà son travail ?
J'ai rencontré Iván en 2015 au Salon de la BD de Madrid. C’est l’éditeur des versions espagnoles des séries "La Bataille" et "La Sueur du soleil" qui nous a présentés. Cette rencontre m’a permis de découvrir son travail. Durant le salon nous avons évoqué la possibilité d’une collaboration mais il devait terminer sa trilogie "Berézina" avant de pouvoir la concrétiser. Je lui ai montré mon projet pour "Les dragons de la frontière" qui lui a bien plu. Ensuite, nous avons cherché un éditeur en France. Je l'ai présenté à Glénat pour qui j’étais en train d’écrire "La honte et l'oubli" et ils l'ont engagé.
En ce qui concerne la documentation, comment procédez-vous ? À partir de recherches dans des livres personnels ou en bibliothèque ou bien sur internet ? Avez-vous ensuite tout partagé avec Ivan ou s'est-il lui aussi documenté de son côté ?
Je me documente beaucoup en cherchant ce dont j’ai besoin un peu partout. Je regarde d’abord sur internet. Des études, des thèses de doctorat et des livres que j'achète si je les trouve intéressants. Je recherche également des documents sur le réseau des archives historiques espagnoles, comme l'Archivo de Indias à Séville (Archives générales des Indes). Je recherche aussi bien des textes que des illustrations. Pour faciliter l’utilisation des images, je les classe dans des dossiers numérotés comme les pages du scénario afin qu'Iván ou le dessinateur avec qui je travaille y ait facilement accès. De son côté, Iván se documente encore plus au cas où j’aurais omis quelque chose ou pour apporter sa contribution personnelle.
ALEX MACHO
Dragons avec Ivan Gil est sorti quasi simultanément avec Féroce illustré par Alex macho. Que pouvez-vous nous dire sur cette série ?
Les deux tomes la Honte et l'oubli illustrés par Alex Macho sont sortis en 2019 et ceux de la série "Les dragons de la frontière" illustrés par Iván Gil en 2021. Ce qui est sorti quasi simultanément, c'est le premier tome de "Féroce" également avec Alex Macho."La honte et l'oubli" a marqué mon retour à la BD. L'histoire porte sur un sujet que je n'avais pas encore raconté. Elle correspond à peu près à la fin de la série Simon Braslong qui a été interrompue en 1991 et que je n'avais donc pas pu achever. Comme il s’agit d’un nouveau projet, j'ai utilisé des personnages différents dans une approche narrative plus moderne pour raconter le fait historique resté en suspens: la perte de cette colonie par l'Espagne et la naissance de l'impérialisme nord-américain.Ce sont deux récits ayant une base historique. Peut-on en conclure que vous aimez les histoires mélangeant un peu de fiction mais sur une base historique ?
Oui, je me sens à l'aise dans ce genre d'histoire et surtout j'aime enquêter sur le passé, découvrir des faits et des histoires méconnus et partager la surprise et l'émerveillement que cette découverte m'a procuré avec les lecteurs.
Mais ce n'est pas quelque chose que j'ai particulièrement envie de faire. Je travaille aussi sur des histoires de science-fiction et à suspense comme par exemple "Féroce" qui était un thriller actuel. Je dis bien "était" car j’ai conçu l'histoire en 2019. J’ai même pensé la dater de 2021 afin qu'elle coïncide avec sa date de parution et que le lecteur pense qu’il s’agit d’un récit tout à fait actuel. En définitive, et j’ignore pourquoi, j’ai conservé la date de 2019 et c’est une chance car ensuite le Covid-19 est arrivé et tout a été bouleversé. Si par hasard il est décidé de poursuivre "Féroce" avec un nouveau cycle, je pense déjà que le Covid-19 jouera un rôle de premier plan dans l'histoire.
Certains passages de fiction ou de pure invention se combinent avec des passages évoquant l'histoire avec un grand H. Comment parvenez-vous à les équilibrer ?
En fait, c'est ce qui m'intéresse vraiment. Concrètement, je crée une histoire fictive dans un contexte historique déterminé que j'utilise comme décor ou comme atmosphère générale. Je préfère ne pas toucher aux personnages réels. Je n'aime pas déformer l'histoire et par conséquent les personnages qui m'intéressent le plus sont les personnages de fiction; à travers eux je construis l'histoire émotionnelle et, en même temps, ils me permettent de donner une vision personnelle et critique du moment et du fait historiques ; c’est par l’intermédiaire de leurs comportements et de leurs paroles que je développe mon discours.
Qu'avez-vous lu dernièrement et qu'avez-vous aimé et pourquoi ?
Récemment, en littérature, je n’ai lu que des essais pour documenter certains sujets. Le dernier roman que j'ai lu est celui d'un auteur que je connais, Eduardo Garrigues ; il s'intitule "El que tenga valor que me siga". C'est un roman historique qui se déroule en 1781, presque à la même époque que "Les dragons de la frontière". Il raconte la bataille de Pensacola (actuel État de Floride) au cours de laquelle les Espagnols ont vaincu les Anglais au profit des révolutionnaires nord-américains. C’es un motif évident de mon attachement pour ce livre. Il constitue une pièce supplémentaire dans la reconnaissance d'un moment historique et d'un riche univers oublié ou méconnu.Et en bande dessinée ?
Je lis toutes les BD que je peux et, en tant qu'éditeur, je suis attentif à ce qui est publié sur le marché franco-belge. Parmi ce que j’ai lu dernièrement, j’ai surtout aimé "Fausses pistes" de Bruno Duhamel.Avez-vous beaucoup d'histoires en préparation ?
Oui beaucoup, même si certaines pourraient très bien ne jamais voir le jour. En ce moment, je termine le scénario d'un one shot pour Garluk Agirre. Garluk est coloriste sur "La honte et l'oubli", "Les dragons de la frontière" et "Féroce" mais il est également dessinateur. L'histoire s'intitule "La Galerna". Il s’agit d’un drame de pêcheurs inspiré d'un fait réel qui s'est produit sur la côte du pays basque au début du 20e siècle. Nous n'avons toujours pas d'éditeur franco-belge pour ce projet mais normalement je devrais le produire avec ma propre maison d’édition.
Dès que j'en aurai fini avec ce scénario, je commencerai à travailler sur une autre histoire que j'ai déjà bien avancée avec un artiste de Bilbao totalement inconnu. L’histoire est également basée sur des faits réels survenus pendant la Seconde Guerre mondiale qui relient Bruxelles et le Pays basque. J'ai aussi quelques projets très intéressants en réserve pour Alex Macho. Il y a aussi la possibilité de faire un nouveau cycle de "Féroce" ou un deuxième cycle pour "Les dragons de la frontière" dont j'ai déjà bien avancé l'histoire qui, j’en suis convaincu, va créer la surprise. Mais les décisions de mener à bien ces deuxièmes cycles n'ont pas encore été prises.
Aimeriez-vous travailler avec un dessinateur en particulier ? À part Alex et Ivan bien sûr. Avec qui par exemple ?
Je suis ouvert à travailler avec n'importe qui. Je ne recherche et ne m'intéresse à personne en particulier. Je découvre des illustrateurs dont le travail est impressionnant, mais je ne les connais pas personnellement alors que pour moi c'est le plus important. Je ne suis pas revenu à la bande dessinée pour faire beaucoup d’albums, mais pour en créer quelques-unes de qualité et pour prendre du plaisir. Et pour cela, il est nécessaire qu'il y ait une grande harmonie et complicité avec le partenaire créatif. C'est précisément ce qu’il se passe avec Alex Macho, avec Garluk et avec Iván Gil. Et je pense que cette bonne connexion se reflète dans le travail final.
Donc, pour répondre à la deuxième partie de votre question, je dirais que j'aime beaucoup les travaux de dessinateurs comme Boucq, Ralph Meyer, Philippe Xavier ou encore José Homs. Reste que je ne les connais pas personnellement.
Sur quel critère choisissez-vous le dessinateur : d'après la manière de simplement servir la narration ou la qualité et la précision du dessin? Cela dépend-t-il de l’histoire que vous voulez raconter ?
Pour moi, le domaine de la narration visuelle l’emporte sur la précision du dessin sachant toutefois qu’en matière de précision il y a toujours un minimum requis ; le dessinateur doit affirmer sa personnalité dans son style de dessin et être capable de travailler les mises en scène d’une manière soignée et détaillée, c’est très important dans les bandes dessinées à caractère historique.
Pour sa part, le dessinateur doit s’identifier avec l'histoire afin de pouvoir y mettre le meilleur de son talent d’une manière naturelle. Quand je rencontre les dessinateurs avec lesquels je vais travailler, je leur parle de mes différents projets et ce sont eux qui valident le choix de l'un ou l'autre. Il s'agit de réaliser une œuvre d'auteurs. Par conséquent, toutes les personnes qui sont impliquées dans cette œuvre doivent s’en sentir les auteurs. Je n'aimerais pas travailler avec un dessinateur qui prendrait mon scénario comme s'il s'agissait d'une commande.
Merci infiniment pour cette interview des plus intéressantes et pour votre disponibilité.
Vous pourrez venir voir l'exposition Créabulles consacrée à Ivan Gil à la Galerie Passerelle Louise - 34 rue Dejoncker - 1060 Bruxelles - Belgique - du 8 au 23 octobre 2021 ! (plus d'infos en cliquant sur l'image ci-dessous) mais aussi de Sandro, Ersel + des hommages à Raoul CauvinSDJuan
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IVAN GIL Dessinateur de "La Batalla", "Bérézina" & "Dragons de la Frontière"
ALEX MACHODessinateur de "La Honte et l'Oubli" & "Féroce"
GARLUCK AGUIRREColorista des series 'Dragons de la Frontière", "La Honte et l'Oubli" & de "Féroce".
Date de dernière mise à jour : 01/11/2021
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