INTERVIEW Géraldine BINDI & Christian ROSSI
A l'occasion de la sortie de l'album paru chez
Le Coeur des Amazones
J/ En attendant Christian, une question Géraldine sur le titre de l’album que je trouve particulièrement bien choisi. Est-ce le résultat d’une longue réflexion ou s’est-il imposé naturellement ?
GB/ En fait, le titre s’est imposé naturellement car c’était exactement ce que je voulais montrer, c’est-à-dire parler du cœur de ces femmes qui ont décidé de vivre sans hommes. Je voulais aussi aller au cœur de leur société, la décrire de la manière la plus précise possible, montrer comment elle est organisée et, dans le même temps, on est au cœur de la forêt.
J/ Le choix du dessin, lui aussi est parfait. Vous avez décrit le cœur des amazones, cet amour impossible, mais aussi l’endroit où elles vivent. Puis Christian Rossi a ajouté l’aspect guerrier sur la couverture. En fait, on n’a plus besoin de lire l’album [rires]. Plus sérieusement, j’ai adoré la couverture car elle reflète parfaitement ce que l’on va découvrir dans l’album.
GB/ La couleur aussi est bien adaptée à l’ambiance, le brou de noix et le côté charnel. Christian cherchait une couleur adaptée à la peau, chaleureuse, chaude.
J/ Comment se passe la collaboration entre vous ? Vous bâtissez un scénario page par page que vous envoyez à Christian et vous en discutez ensuite ?
GB/ La collaboration est très bonne. Comme j’étais une parfaite inconnue quand je lui ai présenté le projet, j’ai choisi de lui proposer un texte bouclé, au moins une première mouture. Je lui ai envoyé le projet entier et dès le lendemain il m’a dit que cela l’intéressait. Il m’a fait quelques suggestions, notamment pour commencer le récit et j’ai modifié la scène du début. Pour les dieux, au départ je souhaitais faire intervenir Artémis dans le scénario. Christian m’ayant dit qu’il préférait que les dieux restent invisibles, j’ai réécrit dans cette direction.
J/ Malgré tout, on sent bien la présence des dieux.
GB/ En fait, on ne les voit pas afin que l’histoire demeure complètement réaliste. Ensuite Christian m’a envoyé les planches par lot de cinq ou de dix que je lui renvoyais avec le texte dans les cases. Je lui envoyais aussi un fichier Word avec les planches car comme j’avais pris un peu de recul par rapport à l’histoire, j’en profitais pour faire des ajouts. Ce travail nous a pris trois ans et notamment sur les dernières planches j’ai pu légèrement modifier les textes, développer telle ou telle chose, mais sans changer l’histoire.
[Christian Rossi arrive]
J/ On parlait de votre collaboration. Géraldine vous envoie ...
CR/ On va se tutoyer, sinon on ne va pas y arriver. [Rires]
J/ ... donc Géraldine t’envoie le scénario. Si quelque chose te dérange, est-ce que tu l’appelles pour modifier tel ou tel passage ?
CR/ Géraldine m’a proposé un découpage sous forme d’une suite complète dialoguée et séquencée avec son point de vue pour chaque séquence. La première étape a été d’en évaluer le volume, en nombre de pages, pour avoir une base de négociation avec l’éditeur. Il faut savoir dans quoi on met les pieds parce qu’on ne travaille pas pour rien. La création, cela se paye. Donc, j’ai d’abord évalué la faisabilité du projet et on a passé un certain temps à négocier avec différents éditeurs jusqu’au moment où on a été satisfaits par les propositions de Casterman. Dans le même temps, je continuais de mon côté à rêver au projet, à noircir du papier, à voir de quelle manière j’allais pouvoir le traiter, sachant que je sortais d’un album de 80 pages en couleur directe. Je n’allais pas pouvoir tenir et il fallait trouver une solution. Je ne pouvais pas non plus faire un dessin tout blanc et cela m’a un peu tourmenté. Il y avait aussi la dramaturgie que proposait Géraldine. Comme on habite la même ville, on s’est rencontrés et je lui ai proposé des aménagements dans l’ordre des séquences, dans le développement de la narration, plus simplement des événements. Et au fur et à mesure, on a resserré nos deux envies au profit de ce qu’on peut lire aujourd’hui.
J/ Le fait d’habiter la même ville a dû faciliter les choses.
CR/ Oui, je pensais qu’elle habitait à Paris [rires], et elle aussi et que j’habitais un appartement de 400 m² et bien non… [rires] nous habitons tous les deux à Lyon.
J/ Au sujet des couleurs, comment t’es venue l’idée d’utiliser le brou de noix ?
CR/ Le brou de noix est venu un soir, alors que je me grattais la tête en cherchant une solution et en me demandant pour laquelle j’allais finalement être obligé d’opter. Je ne voulais pas de mono couleur, mais quelque chose en deux teintes. Peut-être l’aquarelle ? Les aquarelles que j’ai sont très bonnes mais ne donneraient pas assez de densité pour les envisager en totalité. Peut-être en les combinant avec de l’encre de Chine ? Mais dès que ça commence à devenir de la cuisine, ça devient compliqué. Et un soir je me suis souvenu qu’en parfait autodidacte pendant mon adolescence j’avais essayé des tas de techniques dont le brou de noix. J’avais vu deux ou trois personnes l’utiliser durant les périodes où j’avais travaillé sur des modèles vivants, et cela m’avait intéressé de l’essayer. Sa richesse pouvait convenir pour notre projet, richesse à la fois de la densité de cette couleur et aussi finalement de sa beauté, une sorte de mix entre le rose, le jaune et le brun. Avec 1 kg de paillettes de brou de noix mélangé avec de l’eau, on obtient un colorant naturel pour un prix modique. Il faut prendre le temps d’arriver à une onctuosité optimale pour travailler, et c’est parti pour un tour. On ajoute quelques injonctions de feutre pour faire des arrière-plans pour que ce ne soit pas un livre d’illustrations, c’est une bande dessinée mais ce n’est pas fait pour qu’à chaque case on se dise: "il est trop fort!". Non, non, on est dans une histoire, il faut alléger le tout afin d’avoir un temps de réalisation qui soit concevable. Je ne savais pas que j’allais m’embarquer pour trois ans. Au final, on a tenu et j’ai eu une érection jusqu’au bout. [rires]
J/ Comment est venue l’idée d’un one shot, surtout de 155 pages ce qui a nécessité plus de trois ans alors que la mode est aux mini-séries en deux ou trois tomes ?
GB/ Je ne le voyais pas autrement que sous forme de one shot. J’aime bien avoir une histoire complète quitte à ce que ce soit long. Je le voyais comme un cycle qu’on peut lire d’une traite. Je ne me rendais pas compte du temps de création et, du coup, cela ne m’a pas inquiété. Je n’ai jamais pensé que c’était infaisable pour le dessinateur, mais maintenant je sais que c’est compliqué et qu’il vaut mieux faire moins long.
CR/ Pas forcément Géraldine, car chaque histoire a sa propre pagination.
GB/ Tout à fait d’accord. Mais ayant proposé deux histoires longues à d’autres dessinateurs ayant aussi de la bouteille, pas autant que toi, ils m’ont dit que ce serait mieux de les faire sous forme de diptyque et qu’ils seraient mieux payés. Que l’on fasse 80 ou 150 pages, on est presque payé de la même manière.
CR/ C’est pour cela qu’il faut prendre le temps de négocier.
GB/ J’ai écrit cette histoire en toute insouciance, je n’ai pas considéré le facteur temps. Je ne m’étais pas imaginé le temps que le dessinateur allait lui consacrer même si je savais que ce serait important avec un tel nombre de pages.
J/ Mais du coup, lorsqu’on travaille sur deux tomes, il faut penser différemment, par exemple, prévoir un "cliffhanger" entre les deux.
GB/ Oui, bien sûr, il faut y penser depuis le début.
J/ On peut dire que c’est une BD féministe même si on voit les hommes courir après les femmes et ne penser qu’à une seule chose en les voyant: passer à l’acte telles des bêtes.
CR/ Ah oui, c’est étrange hein ?! [rires] Je ne pense pas qu’ils voulaient les attraper pour qu’elles fassent la cuisine [rires].
J/ Les guerriers ne voient pas les Amazones comme des veuves noires puisqu’ils ne les connaissent pas avant de les rencontrer pour la première fois, ils les voient comme un symbole, un fantasme. Comment les femmes voient-elles, perçoivent-elles les Amazones ?
GB/ Je pense qu’elles peuvent se reconnaître dans les Amazones, Je pense qu’il y a une part d’amazone dans chaque femme.
J/ Aïe aïe aïe! [rires]
CR/ On apprend des trucs, hein ?! [rires]
GB/ On a envie parfois de taper du poing sur la table, de se faire entendre, d’avoir le droit d’être à l’initiative des choses. Je pense qu’il y a un inconscient collectif chez les femmes lié à l’histoire – l’absence de droits, les violences faites aux femmes, conjugales et autres, en particulier les viols, etc. – qui fait qu’on a, ce que j’ai découvert moi-même en l’écrivant, une sorte de cahier des charges contre l’homme, attention une petite partie. J’avais envie d’en parler et de dire qu’on a besoin de "pacifier" cette partie. Mais il faut savoir jusqu’où on a envie d’aller car dans l’inversion des rôles aussi, un peu ce qui est en train de se passer, on est allé très loin dans la domination de la femme, et maintenant les femmes ont pris comme une revanche. Elles ont prouvé qu’elles pouvaient faire autant que les hommes dans des postes d’influence, qu’elles avaient la même capacité, y compris dans les métiers physiques, mais maintenant je pense qu’il y a un juste équilibre à trouver. Dans l’album, j’ai voulu montrer le coté extrémiste. Si on s’engage à fond là-dedans, qu’est-ce que cela donne, et quelle est la solution pour la paix ? Ce n’est pas possible de continuer ainsi.
J/ En somme, dans votre version, vous pensez que les amazones ne pouvaient plus rester seulement entre elles mais qu’elles étaient prêtes à accepter la présence de l’homme ?
GB/ Oui, c’est bien ça.
J/ Dans l’histoire des Amazones, vous avez choisi l’épisode entre Penthésilée et Achille pour expliquer la dualité des sexes et cet impossible amour que les amazones se sont imposé.
GB/ Oui, c’est ce qui m’intéressait dans la pièce de Kleist, cette interdiction d’aimer que se sont imposé les amazones. J’avais envie de raconter une histoire d’amour impossible comme cet impossible amour entre Achille et la reine des amazones.
J/ Vous évoquez la pièce de von Kleist où Penthésilée lâche ses chiens sur Achille alors que dans la version plus "classique" c’est Achille qui tue Penthésilée avec une lance. Comment et pourquoi avez-vous fait le choix d’une autre version ?
GB/ Pour ma version, je voulais une fin positive qui propose une solution. J’étais obligée de faire mourir Achille puisqu’on sait tous qu’il meurt d’une flèche dans le talon. C’est la chose que tout le monde connaît de l’histoire d’Achille et je ne voulais pas la version des anciens grecs qui résume la rencontre entre Achille et Penthésilée au moment où Achille tue Penthésilée. Donc, j’ai choisi de faire vivre Penthésilée pour qu’elle puisse changer sa manière de voir les choses ainsi que la société par les choix qu’elle va faire.
J/ Quand Géraldine t’a envoyé sa version de l’histoire d’Achille et Penthésilée, comment l’as-tu perçue par rapport à la version d’Homère ou à celle de von Kleist ?
CR/ J’ai lu ces versions après. J’étais plus dans le fantasme que dans les sources écrites des chroniqueurs ou des historiens. J’étais dans le fantasme Amazones = guerrières à cheval tenant des armes de jets parce qu’elles ne sont pas assez costauds pour les corps à corps. Elles sont terribles à distance, cavalières émérites et archères hors pair, misandres, très belles, mythiques. La rencontre avec Achille, c’est Géraldine qui m’a appris cette partie-là. J’avais une idée plus précise d’Achille, le lion, la chevelure, le guerrier valeureux et noble, sa destinée, sa colère mais en même temps une hauteur de vue d’un demi-dieu. C’est un peu le choc de ces fantasmes qui a pris corps à travers les propositions scénaristiques de Géraldine.
J/ En ce qui concerne le dessin justement, quand tu dis qu’elles sont mythiques et belles, les femmes que tu as dessinées sont belles mais sans l’exagération à laquelle on aurait pu s’attendre quand on évoque les fantasmes masculins sur les Amazones.
GB/ Avec des poitrines !!
J/ Oui, des poitrines à la taille démesurée, exagérée. Ici, les femmes sont dessinées comme de belles femmes naturelles. Cela remonte à ton expérience du dessin d’après modèles ?
CR/ Oui, avant de rencontrer Géraldine et cette histoire, j’ai retrouvé un atelier de modèles vivants. Je pense que pour un dessinateur réaliste, il n’y a rien de mieux que d’être confronté au réel. C’était aussi sur les conseils de Paul Gillon, il y a déjà bien longtemps. Même si je travaillais déjà d’après des modèles vivants, eh bien il a changé ma manière de faire en me disant qu’il ne fallait pas regarder la feuille mais le modèle. Ça été une révélation pour moi. Au bout d’un moment, c’est curieux, tu progresses d’une manière extraordinaire. Tu ne dois pas regarder l’oreille et ensuite te plonger sur ta feuille pour la dessiner car ce que tu dessines de cette manière c’est ce que tu crois savoir de l’oreille. Je ne suis pas en train de faire l’oreille que je vois, donc il faut changer la manière de regarder. En amoureux de la forme réaliste et des corps, que ce soit des mecs ou des nanas, j’ai bénéficié de ces cours d’après modèles vivants lors de séances de pose très courtes, d’une minute à 5 minutes, où les mecs et les filles se mettent dans des positions pas possibles et qui sont l’essence même de la vie. Du coup, la proposition de Géraldine de travailler sur cette BD m’a permis de mettre tout ça en pratique. C’est une sorte d’alignement des planètes.
J/ Est-ce que tu continues à fréquenter ou suivre ces cours de modèles vivants ?
CR/ Oui.
J/ Depuis toujours ou encore récemment ?
CR/ J’ai commencé quand j’étais adolescent, préadolescent. J’y allais avec un copain qui est toujours dans la BD, Marc Malès. C’était dans notre banlieue à Saint-Denis, dans le 93. Je me souviens des adultes quand ils ont vu deux jeunes se pointer, ils se sont dit: "ils viennent se rincer l’œil ceux-là". On a fait une séance, on a dessiné, ça durait 3 heures avec des pauses d’un quart d’heure. Ils sont venus voir discrètement ce qu’on dessinait et on a été admis dans le groupe, et du coup ça a duré 5 à 6 ans. J’ai continué à faire des croquis et j’ai réactivé ça en Bretagne pendant au moins 4 à 5 ans mais j’ai eu des difficultés à trouver des gens qui acceptent de poser nus car cela ne se faisait pas. Finalement, j’ai réussi à trouver un mec physique, un ancien militaire. Je l’ai couvert avec des voilages [Rossi montre que c’est au niveau des hanches et du sexe], en faisant des plis. J’étais dans la grosse période "Gloire d’Héra", et lui il tenait la pose en plus, c’était un mec physique, je lui demandais des trucs et je savais qu’à un moment il allait être tétanisé et là, je lui disais: "On arrête". J’avais tout un petit groupe, cela a bien duré et j’en ai fait bénéficier des copains comme Emmanuel Lepage, et puis tout s’est arrêté, j’ai déménagé. Une fois à Lyon, j’ai fait la connaissance d’un copain, qui va d’ailleurs travailler avec Géraldine, Antoine Giner-Belmonte, un jeune dessinateur qui m’a dit que cela existait à Lyon, une ville où il y a plein de trucs, et même un cours de modèles vivants. J’y suis donc allé, en pétochant un peu mais c’était super sympa. C’était pile ce qu’il me fallait, des poses rapides, des filles, beaucoup de danseuses, beaucoup de filles faisant du théâtre, des jeunes mecs, et donc une multitude de corps variés. Je pouvais donc les mettre en scène, selon mon envie et, du coup, je comprenais toute cette démarche qui vient de loin: la mécanique du corps, la sensibilité, le renouvellement de tout ce vocabulaire pour ne pas répéter les poses-clés qu’on peut voir dans la bande dessinée où on se copie les uns les autres comme des plans rock, indéfiniment. Non, il faut inventer.
J/ Dans l’album, on voit beaucoup de nus, et franchement on n’en a pas trop l’habitude. Quand on parle des Grecs, des Troyens, en général ils sont tous en armures. Pas ici, on les voit armés mais nus.
CR/ Nus et naturels. Quand je regardais, petit, les reproductions de vases grecs, je m’intéressais aux lignes et alors c’était bluffant, à l’économie, je voyais les armes, les boucliers, les lances et les casques mais ils étaient nus avec une petite "quéquette" et je me disais: "Quoi ? Les mecs, ils vont au combat comme ça avec des jambières en se disant "vas-y mec". Je me disais: Waouh! Mais il a fallu attendre longtemps pour que cette proposition arrive. Ici, on a l’équivalent, les mecs et les filles peuvent être à poil. Les Amazones sont des filles de la nature et il n’y a aucune notion de honte, aucune proposition de voyeurisme pour les lecteurs. Quand elles veulent être désirables, elles peuvent l’être et ensuite passer à autre chose.
GB/ On se rend à peine compte qu’elles sont nues.
J/ On en parlait avec Géraldine juste avant que tu arrives. Sur la couverture, on sent tout de suite l’apparence guerrière. Ce ne sont pas les Amazones des fantasmes, même si elles sont très belles. Et même si on voit des nus, ils sont perçus comme des nus guerriers en réalité.
CR/ Oui, guerrier comme les souvenirs que j’ai de l’armée, ce qui veut dire qu’on est en super forme. Et quand on va au combat, on n’emmène pas des mômes. On leur fait faire des classes, des marches, on endurcit les corps, on repousse les limites. Et soudain, on prend une autre plastique et dans la tête on essaye de faire esprit de corps, le pote est très important, on le couvre. C’est ce que l’on retrouve avec les amazones, tout cela tient en même temps, tout ça est cohérent.
J/ Quel est le rapport avec la Guerre de Troie, 7 ans après son début ?CR/ Il va y avoir six ans théoriquement, mais on a un peu joué avec le temps qui passe, avec ces guerriers qui n’en peuvent plus, avec cette guerre qui n’en finit pas. On évoque les Mirmidons, c’est-à-dire les guerriers d’Achille qui, même s’il a pris la mouche, n’est inféodé à aucune autorité. Agamemnon a trouvé le prétexte de cette guerre, l’humiliation de son frère Ménélas, dont l’épouse Hélène a été kidnappée par le prince troyen Pâris, pour mettre sur pied toute cette chaine de guerre afin de s’emparer de Troie, un lieu stratégique qui échappe aux Grecs, voilà le prétexte. La seule raison de cette guerre, c’est de prendre Troie. Du coup, il nous faut Achille, sans quoi, cela ne va pas. Ils trouvent le moyen de le convaincre, ils le manipulent, ils lui font des plans pas clairs et quand Agamemnon perd le contrôle en faisant un truc qu’il ne faut pas faire, Achille qui est très fier prend la mouche et dit: "Moi je ne participe plus". C’est dans ce créneau-là que notre histoire commence.
GB/ Et quand cette histoire commence, cela fait déjà 7 ans que la guerre a commencé.
CR/ Donc, ils sont loin de chez eux.
J/ On sent que vous êtes passionnée par ce pan de l’histoire.
GB/ Oui, beaucoup. J’ai travaillé sur l’Iliade durant mes études, la dramatisation de l’Iliade. C’est effectivement une période qui m’a beaucoup plu car il y a beaucoup de héros, de dieux. J’avais envie de situer cette histoire avec les Amazones sur un arrière-plan historique, mythologique.
J/ Comment vous est venue l’idée de travailler avec Christian Rossi plutôt qu’avec un autre dessinateur ?
GB/ J’avais proposé le projet à un autre dessinateur qui était plus abordable car dans un cercle qui me permettait de le rencontrer plus facilement, mais devant la masse de travail il a préféré laisser tomber. Finalement, j’ai contacté Christian. C’est mon compagnon qui m’en a parlé et de mon côté je cherchais des auteurs travaillant de manière réaliste, ayant une bonne bibliographie derrière eux et qui n’auraient pas peur de se lancer, et ayant aussi une affinité avec cet univers. Et donc en voyant ce que Christian avait fait, notamment "La gloire d’Héra", "Tiresias" aussi, j’ai pensé que c’était quelqu’un qui pouvait être susceptible d’être motivé.
M/ Géraldine disait que vous vous étiez décidé très très vite ?
CR/ Je lui ai dit: "C’est pour moi! Et s’il y a quelqu’un d’autre qui s’approche, il va avoir affaire à moi!" La guerre des sexes, les reproches qu’ont les femmes, moi dans ma vie affective, dans ce que j’entends, ce que j’entends dans le cercle des amis, l’ignorance des hommes, qu’on leur assigne une position plomb sur plomb ... et en plus je n’avais encore jamais travaillé avec une scénariste. C’était donc un point de vue féminin et j’allais en apprendre. De nouveau les amazones, le fantasme. Les femmes à cheval. À présent, graphiquement j’ai les moyens de le faire. Mais le seul écueil était la distance entre elle et moi jusqu’à ce que, lorsque j’ai contacté Géraldine pour lui dire que malheureusement j’étais à Lyon, elle m’a dit: "Ah bon, moi aussi"! [rires] Alors, d’accord, on va le faire ! On a levé toutes les barrières, donc !
J/ D’où vient cette facilité de dessiner les chevaux ?
CR/ Cela fait des années que je dessine des chevaux.
J/ Mais il n’y a pas un élément particulier qui a fait que tu t’es intéressé aux chevaux ? Tu n’as pas de chevaux près de chez toi ?
R/ J’ai un âne [rires] et il y a des chevaux évidemment près de chez moi, puisque j’habite en haut d’un col dans la cambrousse et il y a plein de copains, de gens que je connais qui ont des chevaux. Je les vois se balader le week-end, je vois les filles, elles sont là et le cheval, je ne sais pas, le cheval ça me semble tellement évident. C’est d’une noblesse, c’est un raffinement, on a envie de le dessiner. Je trouve normal d’avoir envie de dessiner des chevaux, je suis normal malgré tout. [rires] C’est ce que je me dis chaque fois: "Christian tu es normal!" Il y a toujours une part de moi qui dit oui. [rires]
J/ Il y a cette couverture, de nouveau la couverture qui montre bien ce qu’il y a à l’intérieur. Ce n’est pas comme parfois dans le comics américain où on voit une super couverture et puis au milieu c’est pourri. Là on sent bien tous les critères …
CR & GB/ … la clause de style, la promesse…
J/ … et aussi ce côté où on laisse un peu de crayonné à l’arrière…
CR/ Non, non, c’est encré au feutre, comme ça du bout du feutre parce que le dessin, la bande dessinée c’est le trait. Moi j’ai été élevé évidemment dans Tintin. J’ai toujours vénéré le trait mais là c’est pour alléger les arrière-plans, sans masquer, tu montres ton niveau de dessin, l’apparente facilité à le mettre dans toutes les positions, naturellement. Vous voulez du modelé et tout, je peux y arriver mais sinon la base c’est ça.
J/ Là, c’est un style réaliste, mais c’est un style de nouveau différent de ce que tu faisais avant. Tu te considères toujours en pleine étude, en pleine expérience?
CR/ Chaque histoire propose une esthétique. C’est ce que j’attends souvent d’ailleurs des films ou des séries que je vois, un choix esthétique en fonction du thème. Donc comme on me dit que j’ai tout dans les mains et que je peux aller là ou là, autant s’en servir. Donc, si on me propose quelque chose qui m’intéresse, je me pose la question, le directeur de la photo, le metteur en scène, j’engage qui dans l’équipe et après je me heurte évidemment au jeu …. C’est assez fantasmatique et j’ai mes limites. Je sais très bien que je répète des choses, je le sais car je suis à l’intérieur, je ne suis pas dupe mais j’essaye quand même de donner au récit une forme, une couleur particulière. On verra pour les prochains, on verra après.
J/ Vous ne savez pas au départ que c’est une espèce de défi qu’il va falloir prendre à bras le corps et tester quelque chose de nouveau. Cela vous fait peur ou pas ?
GB/ Non, j’ai une totale confiance, surtout en ayant vu ce qu’il avait déjà dessiné. On en a discuté ensemble par téléphone le lendemain de mon mail et j’ai tout de suite vu que c’était quelqu’un d’hyper perfectionniste qui ne s’embarquait pas au hasard et qui voulait que tout soit nickel, quelqu’un de passionné aussi, donc je n’avais aucun doute sur le résultat. En fait, je ne m’attendais à rien de particulier … je ne savais pas à quoi m’attendre plutôt puisque j’avais vu qu’il pouvait gérer plusieurs styles. J’ai été très agréablement surprise quand même de découvrir qu’il faisait quelque chose que je n’avais jamais vu, le brou de noix .. sinon je ne me suis absolument pas inquiétée.
J/ Et quand il a commencé à dessiner quelques planches et qu’il vous les a envoyées, ça a été le coup de foudre ?
GB/ Oui, je les ai découvertes chez lui dès la première fois qu’on s’est vus, même si on a travaillé ensemble par téléphone d’abord. Oui ça a été le coup de cœur, à la fois la surprise et la magie de voir ces amazones vivre, avoir un corps, être incarnées, c’était magique, notamment Astérie. C’est un personnage qui est très important dans l’histoire et quand je l’ai vue la première fois, je me suis dit: "Waouh, c’est une reine, la reine des amazones". C’était elle (CR/ une belle plante), il a choppé le caractère (CR/ et elle n’est pas facile quoi).
J/ Est-ce que ce premier contact avec Christian Rossi vous a ouvert des portes, idéalisé le milieu de la bande dessinée? Allez-vous travailler avec d’autres auteurs ou plutôt passer au roman?
GB/ J’ai vraiment eu le coup de cœur pour la bande dessinée, l’univers et l’écriture même. Voilà j’ai progressé depuis ce premier essai. J’aime beaucoup l’écriture de dialogues, j’aime les scènes, les pièces de théâtre aussi et j’ai envie de continuer. J’ai trois scénarios, je viens de signer un album jeunesse avec Casterman, et j’en ai trois qui sont en cours d’étude par le dessinateur ou par l’éditeur. Il y aura Shéhérazade qui va raconter l’histoire de la fameuse Shéhérazade. Je vais raconter non pas les contes qu’elle raconte mais son histoire à elle, ce qu’elle découvre dans le harem. Ce sera avec Yannick Corboz, mais je ne sais pas encore avec quel éditeur.
J/ Il travaille chez Glénat je crois.
GB/ Il a travaillé chez Delcourt, Glénat, Rue de Sèvres, ses derniers travaux c’est chez Rue de Sèvres. Je travaille aussi sur un western plutôt humoristique, ça sera avec l’ami de Christian, Antoine Giner-Belmonte qui a sorti sa première BD, un western chez Grand-Angle, "Les maîtres de White Plain", là il est en train de terminer de le lire et on va monter le dossier. Et j’ai proposé Salomé à Christian qui le lira quand il aura terminé ce qu’on est en train de faire, ce sera un nouveau projet. Et puis j’aimerais écrire pour la jeunesse, et puis j’ai plein d’idées encore mais pour l’instant ce sont ces trois-là que je vais finaliser.
M/ Votre dessin est réaliste, c’est clair mais quand je vois un peu votre bibliographie, c’est la mythologie, c’est le far-west mais peu d’histoires contemporaines. C’est un choix ou préférez-vous avoir plus de retrait avec l’histoire
CR/ Tout dépend des propositions et de ce qui peut me faire déclencher l’envie de dessiner mais c’est vrai que dessiner le contemporain pour moi c’est un problème. Je vais me poser des questions sur les enfilades de scènes, le choix de ce qu’il faut montrer. Cela me plaît moins, m’excite moins que de représenter la nature. Moi c’est la nature qui me botte. Je comprends le côté fonctionnel, mais je laisserai ça plutôt à d’autres. Il y a des mecs qui font ça très bien, ils font des repérages, ils prennent des images, tout ce qu’ils veulent, mais moi mon sujet c’est Prince Vaillant, c’est luxuriant.
J/ Je crois que c'est la fin du temps qui nous est imparti. Nous vous remercions pour votre gentillesse et votre amabilité et aussi pour votre indulgence à notre égard et nous espérons vous revoir bientôt.
Intreview réalisée par l'équipe Créabulles
Biographie des auteurs
Christian ROSSI est né en 1954 à Saint-Denis. A Paris, il suit les cours et sort diplômé de l’École Estienne (École supérieure des arts et industries graphiques). Tout en poursuivant ses études, il entame sa carrière professionnelle dans la publicité comme "roughman" (dessinateur de croquis préparatoires) et dans la bande dessinée chez Fleurus Presse. Il multiplie les participations à divers magazines de bande dessinée dans lesquels il publie ses premières planches (Pilote, Circus, Pif ou Gomme!). En 1982, paraît le premier tome de son western "Le Chariot de Thespis" sur lequel il travaille en tant qu’auteur complet. En parallèle, il mène une activité de dessinateur de presse pour Le Nouvel Observateur, Okapi, Le Point, L’Echo des savanes, Je bouquine et France Soir. Christian Rossi a travaillé avec de nombreux scénaristes comme Serge Le Tendre (Les Errances de Julius Antoine, 1985-89 - Tiresias, 2001 - La Gloire d’Hera, 2002), Pierre Makyo (Le cycle des deux horizons, 1990-93), Jean Giraud (Une aventure de Jim Cutlass, 1991-99), Denis Lapière (un épisode de sept planches de Maedusa publié en 1998 dans Spirou), Enrique Sánchez Abuli (Capitaine La Guibole, 2000), Xavier Dorison et Fabien Nury (W.E.S.T. 2003-13), Philippe Bonifay (il supervise le story-board et les roughs [esquisses] de La Compagnie des Glaces, adaptation en bande dessinée des romans de science-fiction de Georges-Jean Arnaud, 2003-2009), Mathieu Sapin (Paulette Comète 2010-12), Laurent-Frédéric Bollée (Deadline, 2013), Matz (XIII Mystery, 2015). De sa rencontre avec Géraldine Bindi sortira au terme de trois années d’un intense travail le magnifique album intitulé "Le cœur des Amazones" (2018) qui annonce son retour au récit mythologique.
Géraldine BINDI: Au terme de ses études universitaires, Géraldine Bindi a enseigné le français et le théâtre pendant dix ans dans un lycée. Révélateur de sa passion pour l’antiquité et la mythologie grecques notamment, son mémoire de maîtrise en littérature comparée portait déjà sur la dramatisation de l’Iliade. Mais c’est en lisant l’adaptation de la Penthésilée d’Heinrich von Kleist par Julien Gracq qu’elle a un coup de cœur. Elle est même persuadée qu’un jour elle racontera cette histoire d’amour impossible entre Penthésilée et Achille. Si elle la voit plutôt sous forme de roman, c’est finalement le format d’un scénario de bande dessinée qui va s’imposer car, dit-elle, "je voyais des planches avec des dessins". A l’époque, Géraldine Bindi écrit déjà des nouvelles, des articles et travaille sur des jeux comme l’Oracle d’Eros illustré par SirBlondin (Sébastien Tonin) édité par Le Souffle d’Or. Cet attrait nouveau pour la BD l’incite à se documenter sur la création de scénarios et elle fera le déplacement à Angoulême pour présenter son projet pour lequel elle a déjà un dessinateur. C’est suite au renoncement de celui-ci qu’elle prend contact avec Christian Rossi avec lequel son projet va finalement se concrétiser chez Casterman. Géraldine Bindi a désormais bien trouvé ses marques dans l’écriture de scénarios et dialogues de bande dessinée. Elle vient de signer un nouveau projet jeunesse chez Casterman et travaille déjà sur d’autres projets: Shéhérazade qui devrait être illustré par Yannick Corboz ("L’Assassin qu’elle mérite" sur un scénario de Wilfrid Lupano chez Vents d’Ouest, "Brigade Verhoeven" sur un scénario de Pascal Bertho chez Rue de Sèvres), mais aussi un western plutôt humoristique avec Antoine Giner-Belmonte ("Les Maîtres de White Plain" scénarisé par Édouard Chevais-Deighton publié chez Bamboo/Grand-Angle) et enfin Salomé avec Christian Rossi.
Date de dernière mise à jour : 24/03/2018
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